Notas:
Merci encore une fois à Ruika, choisisseuse de couleurs officielle. Merci à Pinec pour son soutien toujours plein de vie! ^^
S'il vous plait, à celles qui feront l'effort de lire ce texte: Prenez le temps de lire lentement, lorsque votre coeur vous y entraîne. C'est sentimental et prétentieux, mais j'ai envie de vous dire, en ces 3h01 du matin, de lire en étant vous aussi auteurs. Imaginez plus loin que les mots inscrits sur votre écran, n'ayez pas peur de mettre votre sensibilité personnelle dans ce squelette d'histoire qui sera le même pour tout le monde, et interrogez-vous.
Merci à vous toutes lectrices de votre participation.
Pourrissement
Il était en train de rédiger son Herbier de la Comté lorsqu’on frappa à la porte. Aux cinq petits coups enjoués, il se douta déjà de l’identité du visiteur. Il eut un léger sourire et reposa la plume de chouette dans l’encrier. Il ouvrit la porte et, effectivement, Myrte se tenait derrière, dans un ensemble d’été bleu roi qui lui seyait en vérité fort bien. Par-dessus son corsage blanc était jeté un caban fermé par une broche dorée, et des culottes mettaient effrontément en valeur ses jambes trop fines pour être celles d’une honnête fille. Elle en portait souvent avec cette fierté garçonnière qui faisait grommeler les mégères qu’elle croisait sur son chemin. Dans son carré fourni de cheveux bruns bouclés, elle avait attaché deux rubans assortis ornés de petits grelots. Elle tenait à la main un petit paquet enrubanné et ses yeux aussi bleus que le ciel pétillaient de hâte. - Myrte ! s’exclama le maître de Château-Brande. Tu es adorable. J’entends par là plus encore que d’habitude, bien sûr ! Il se retrouva en un clin d’œil avec deux bras légers lancés autour de son cou et des lèvres vivement pressées sur les siennes. Titubant un peu une fois relâché, il entendit demander : - Merci, Merry ! Ta femme serait-elle dans les parages, par hasard ? Il allait bredouiller un acquiescement, encore quelque peu choqué par tant d’exubérance, quand une autre voix, plus profonde, s’éleva derrière lui : - Oui, elle est là. Et elle aimerait bien que tu réfrènes un peu tes familiarités… Estella se tenait dans l’entrée avec son tablier de peinture, le pinceau à la main, l’autre sur la hanche, un petit air courroucé au milieu de ses taches de son. Myrte dénoua ses poignets de la nuque de Meriadoc et trottina à elle : - Stella, tu ne vas pas me dire que tu deviens possessive avec ton mari ? L’épouse de l’héritier Brandebouc l’attrapa alors par la taille pour l’attirer contre elle : - Mon mari fait ce qu’il veut. Toi, en revanche, tu devrais parfois modérer tes élans d’affection envers tout un chacun… Merry referma la porte. Il évitait de les regarder s’embrasser, même s’il trouvait leur spectacle le plus émouvant du monde. Cela lui piquait à chaque fois un coin du cœur. Il chercha sa veste de promenade au porte-manteau, son chapeau, sa pipe et sa besace pour les échantillons de plantes. En le voyant faire, son épouse repoussa délicatement son amante pour lui demander : - Mon chat, tu ne veux pas rester prendre le thé avec nous ? Merry se retourna pour lui sourire en coiffant son couvre-chef : - Non, sans façon. Je vais vous laisser entre dames… Il savait bien comment finissaient leurs thés depuis qu’il les avait surprises involontairement sur le tapis de l’un des petits salons, somnolentes l’une sur l’autre, de la confiture un peu partout. Il se souvenait encore du fou rire et des taquineries qui avaient suivi toute la soirée, jusqu’à ce qu’il se retrouve à son tour le torse couvert de crème brûlée, poursuivi à travers tous les appartements conjugaux de Château-Brande par ces deux petites débauchées. Cela avait été l’une des précieuses soirées où ils avaient ri jusqu’à en avoir mal aux côtes, mais il ne se sentait pas vraiment d’humeur à recommencer ce jour-là. - Tu sais que tu ne nous déranges jamais ! lui rappela Myrte avec une soudaine lueur de compassion dans le regard. - Je sais, mais j’ai envie d’une petite promenade. Mais au moment où il s’apprêtait à ressortir, sa femme posa prestement son pinceau sur un guéridon et se hâta à lui pour le prendre dans ses bras. Il referma les siens autour de sa taille et se nicha dans la chaleur généreuse de son étreinte. Elle sentait bon, comme sa mère. Il puisait en elle la force de continuer à exister. Au bout de quelques instants, Myrte s’approcha timidement, et le couple l’accueillit dans leur embrasse. Oui, autant assister à leur tendresse mutuelle lui faisait parfois très mal, autant l’affection dont elles étaient remplies à son endroit était un véritable soutien pour lui. Il retira son visage de leurs cheveux pour les considérer et déclarer : - Mes deux chères et tendres… C’est bon de vous avoir. Elles le libérèrent et il lança en partant : - Je serai de retour pour le souper. Tâchez d’être présentables quand je vous retrouverai, cette fois ! Il eut juste le temps de leur retourner une œillade narquoise pour voir la petite Myrte lui tirer la langue. Il prit la direction des écuries en riant doucement pour lui-même.
Arrivé à destination, il demanda au palefrenier de lui préparer son poney le plus tranquille, pour aller faire une balade dans les plaines. Il se hissa en selle et le mena au grand chemin qui descendait la colline de Bouc. Mais il s’éloigna rapidement des routes trop fréquentées, pour enfin quitter les sentes et se retrouver au milieu de la nature, là où il avait eu coutume de le retrouver par le passé. Il soupira. Sept longues années qu’il ne l’avait pas revu. Les entrevues galantes avaient cessé depuis bien plus longtemps encore ; mais depuis l’incident à Cul-de-Sac, ils s’étaient résolus à ne plus jamais se rencontrer. Pour seule trace d’une relation entre eux demeuraient les lettres, de la forme la plus officielle, pour se mettre d’accord sur qui irait à la prochaine grande fête. Au terme de la rédaction de l’une d’elles, Merry se trouvait défait. Il avait envie d’ajouter autre chose à ces courriers privés. Des « je ne peux plus supporter », des « reviens-moi », des « Je t’aime »… Il le faisait parfois. Et il devait alors recommencer toute la lettre. Bon Dieu… Comment en étaient-ils arrivés là ? Quand il pensait qu’avant, ils s’imaginaient être deux moitiés unies à jamais par un amour si ancien et si éperdu qu’aucune force de destin n’aurait pu les séparer, il n’y avait qu’à voir leur victoire sur la guerre de l’anneau… De pauvres fous, voilà ce qu’ils étaient. Un seul Hobbit avait suffit, avec une tripotée de nobliaux et de bouseux encroûtés derrière lui. Ce qui stupéfiait le plus le Maître du pays de Bouc, c’était qu’hormis certains amis comme Estella ou Sam Gamegie, tout le monde avait cru à une fâcherie monumentale entre les deux chefs de la Comté, sans plus se poser de questions. Personne n’avait, semblait-il, vraiment cherché à comprendre, comme s’ils ne voulaient pas connaître la vérité. Pas plus qu’on ne s’était interrogé sur l’absence persistante d’héritier pour le pays de Bouc. Et dire qu’ils avaient passé toutes leurs premières décennies fourrés ensemble, et formé alors un compérage bien, voire trop connu des gens de la Comté. Pippin n’avait alors pas honte de le regarder avec toute l’adoration du monde ; il était fier de marcher à ses côtés. Il lui disait l’aimer, de temps en temps, et l’orgueil de Merry bondissait tandis que son cœur fondait comme neige eu soleil. Qu’ils avaient pu être heureux… Et leur aventure n’avait fait que renforcer ce lien, bien entendu. Peregrin l’avait sauvé, et c’était probablement à ce moment-là qu’il avait réalisé à quel point il avait grandi. Dès leur retour dans la Comté, il avait commencé à faire dériver sur lui d’autres yeux, à la dérobée. Ceux qu’il réservait dans ses années d’insouciance aux cuissots devinés sous les robes ou aux corsages bien remplis se trouvèrent déviés jusqu’à l’obsession par certaines images que lui offrait son protégé inconscient. Son échine droite, ses reins joueurs quand ils luttaient sur le tapis de sa chambre pour oublier la dureté des véritables combats, son ventre doux niché contre lui lorsque parfois, la nuit, se rassurer était nécessaire. Mais Pippin n’était plus un bébé dont il fallait prendre la tutelle bienveillante, il était devenu un garçon magnifique… qui approchait de l’âge adulte, une dure expérience derrière lui.
Meriadoc stoppa son poney à la vue d’un étang qu’il connaissait bien. Il glissa à terre, et alla attacher sa monture au grand marronnier, pour ensuite s’installer en-dessous. Il redressa un peu son chapeau et fixa la berge. A deux pas, juste au bord de l’eau, il pouvait revoir allongé sur l’herbe le corps de Pippin, vingt-neuf ans. Il lézardait au soleil, la main trempant dans l’eau, tandis que Merry s’était retiré à l’ombre, à l’endroit même où il était, pour fumer quelques bouffées de feuilles de Longoulet, comme il le faisait alors. Il avait eu un peu honte de se rincer l’œil comme il l’avait fait, alors que le jeune Took était mis en confiance par près de trente années passées à tout faire auprès de lui. Mais la courbe de son dos était une incitation aux caresses, exacerbée par les filets d’eau qui coulaient de ses boucles sombres ; et ses jolies fesses blanchoyaient comme de la crème. De la part de quelqu’un d’autre, il l’aurait tout de suite pris pour de la provocation. Les adolescents de cet âge avaient souvent déjà pris conscience des charmes de leurs corps. Il se souvenait avoir renfilé ses culottes pour s’approcher de lui. « Alors, tu attends d’être aussi doré qu’un petit pain ? » Pippin lui avait souri. Une soudaine inspiration lui avait alors suggéré de l’initier aux plaisirs charnels là, sur le champ, et sans autre forme de procès. Pour écarter cette soudaine tentation pour le moins brusque, Merry l’avait fait rouler à l’eau en lançant : « Rafraîchis-toi un peu mon ami, le soleil risquerait de te taper trop fort sur le crâne ! » Le jeune Hobbit avait été furieux. Aussitôt, il s’était jeté sur lui pour le traîner à l’étang à son tour, malgré ses protestations. Un jeu ordinaire avait suivi, où chacun essayait de couler l’autre. Il revoyait danser devant ses yeux leur jeunesse encore un peu frivole, la joliesse enthousiaste de leurs corps qui bataillaient faussement dans l’eau, cherchaient le contact à la faveur de la bagarre. Pippin avait finit par l’emporter, pour une fois, en le plantant contre la berge où ils s’étaient écroulés en riant. Le souvenir terrible avait enchanté la simplicité. Son cadet avait relevé une tête encore hilare de son buste pour lui adresser un sourire de triomphe et de bonheur. Le moment était si agréable que l’événement était venu tout seul. Aucun d’eux n’avait complètement initié quoi que ce fût. Ils s’étaient embrassés comme ça, parce que le ton permettait tout simplement. Ils souriaient quand leurs lèvres s’étaient jointes pour la première fois. C’était moins le cas lorsqu’elles s’étaient quittées. Merry se souvenait s’être rarement senti aussi à la merci de quelqu’un. Il l’avait considéré, les yeux écarquillés, tandis qu’il était aculé sur cette berge, à-demi couché. Pippin avait barguigné un instant en le voyant, puis avait répété le baiser, timide mais non pas craintif. Meriadoc n’avait eu d’autre choix que de se laisser faire, serrant les poings sur de malheureuses touffes d’herbe. Son corps lactescent s’était pressé un peu plus contre lui, et il avait senti son bassin aller lentement à la rencontre du sien. Il avait rougi en sachant que Pippin sentirait le caprice dans son pantalon trempé. Mais le défi muet n’avait duré que quelques secondes. Le plus jeune s’était soudain retiré, et était sorti de l’eau pour aller se rhabiller. Il avait laissé son aîné pantelant et hébété ; il venait de lui donner une sacrée leçon d’humilité.
Le Maître Brandebouc sourit. Ce Pippin, jamais il n’avait cessé de le surprendre dans sa jeunesse. Lorsque assez de contrôle avait été recouvré, il s’était extirpé du bain à son tour, et avait rejoint l’ombre de l’arbre en fleurs où son acolyte l’attendait, très digne, ses frusques sur le dos. Il s’était assis en retrait derrière son dos pour passer sa propre chemise, et nouer sa cape autour de sa taille pour ôter ses culottes mouillés. Un long silence s’était installé pendant plusieurs minutes. Il avait lorgné la nuque du benjamin Took, attendant une explication. Comme aucune ne venait, il s’était décidé à demander, la voix un peu prise : « … Pourquoi… pourquoi as-tu fait ça ? » « J’ai fait quelque chose de particulier ? » Il s’était retourné vers lui avec un sourire hésitant, mais l’œil légèrement malicieux. Meriadoc s’était un peu raidi. « Est-ce que tu serais en train de te moquer de moi ? » « Tu es vraiment long à la comprenette, parfois, Merry… » avait-il répondu en le scrutant avec une vulnérabilité plus sérieuse. Le jeune Brandebouc s’était alors rapproché de lui. Il l’avait senti frissonner sous son regard attentif. « Cela signifie que je peux t’embrasser encore une fois ? » Peregrin n’avait pas fait un geste, et les baisers avaient repris, encore étrangers. La douceur des sensations. Le froissement de la chemise de Pippin, et sa main qui arrêtait la sienne tandis qu’il lui retirait ses lèvres. « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je fais quelque chose de particulier ? » avait-il répliqué en glissant lentement contre son cou. Pip avait soupiré, un peu tremblant, et laissé échapper la main de Merry qui avait grimpé jusqu’à son col. « Cela t’ennuie-t-il si je déboutonne ta chemise ? » avait-il ronronné dans sa gorge.
C’était la première fois qu’ils se touchaient de cette manière. C’était resté très chaste, et beaucoup de gestes avaient en eux-même déjà été prononcés par le passé. Mais pas avec ces prémices d’érotisme qui les avaient conduits, de fil en aiguille, à cette nuit dans sa chambre, où ils s’étaient comblés tous les deux. Il se souviendrait toujours de l’expression du plaisir sur son minois ; elle aurait pu suffire à l’achever lui aussi. Cette turpitude avait été suivie de beaucoup d’autres. Ils croyaient que rien ne pourrait plus empêcher leur bonheur quand ils étaient ensemble.
Et puis, un jour d’été, alors qu’ils étaient au bord de l’étang, et que Pippin gambillait dans l’eau avec insouciance, il lui avait annoncé: « Je vais me marier. » Il avait tourné vers lui des yeux verts fous d’effarement. « Tu vas quoi ? » « Ne sois pas stupide, Pip, tu ne vas pas me dire que tu ne t’y attendais pas ? » Le regard du jeune Took s’était brisé. Il s’était levé pour s’enfuir mais Merry, soupirant, l’avait retenu par un bras. « Pippin, tu sais qui je suis, tu sais qui nous sommes. C’est inévitable. Toi aussi tu le devras, un jour… » Peregrin ne s’en était que plus débattu. « Non ! Jamais ! Jamais je ne pourrai aimer quelqu’un d’autre, même si tu pars loin de moi. » Meriadoc s’était levé pour le mettre à terre, le moins rudement possible, et entraver ses jambes dans les siennes pour le contraindre à l’écouter. « Lâche-moi tout de suite ! » « Ou tes stupides oreilles ne m’ont pas entendu, ou tu ne connais toujours pas la différence entre l’amour et le mariage. Je ne te parle pas d’aimer quelqu’un d’autre, idiot, sûrement pas, et je parle encore moins de partir loin de toi ! » Le jeune Hobbit s’était un peu calmé, mais le considérait toujours avec une colère blessée. Merry avait baissé le ton pour lui confesser, droit dans les yeux : « Je n’en suis pas capable, tu m’entends ? » S’il avait attendu une autre déclaration en retour, ou un baiser abandonné, ce fut une question persifleuse qu’il eut pour tout salaire. « Qui est l’heureuse élue ? » Il avait soupiré d’agacement. « Estella Bolger. » « Ah ! Celle qui est passée sous tout le Quartier Nord ? » « Ce sont des racontars de bonnes femmes, Pip ! Je te croyais au-dessus de ça. Elle est de mœurs un peu décalées, soit, mais si tu la connaissais réellement tu saurais à quel point c’est ridiculement faux. » « Oh, comme c’est touchant. » avait raillé son protégé. « C’est une tribade, bougre d’âne ! Elle a une amoureuse, et elle sait que j’ai quelqu’un dans mon cœur moi aussi. On s’est confiés l’un à l’autre par hasard, un soir dernier. Tu sais cela faisait quelques temps que les vieux me tannaient avec leur idée de mariage, bien que je ne t’en parlais pas. Je savais que ça te bouleverserait, et j’en étais désespéré… Enfin, nous voici tous deux à nous avouer le pot aux roses, aidés par la complicité et par quelques bières, et l’évidence s’impose : nous allions échanger les serments. Ainsi j’aurais la paix, et elle, eh bien… elle pourrait passer ses journées à ses productions artistiques sans souci du lendemain. Mes parents ont fait la grimace quand je le leur ai annoncé, mais prrr ! Je leur ai dit que c’était cela ou rien, et je crois que la deuxième solution les effrayait beaucoup trop. Calme-toi donc, tête de linotte. Tout ce qui va changer, c’est que je partagerai un morceau de galerie avec cette jeune fille, et que je devrai porter un anneau pour sortir. Je continuerai à être avec toi, à te chérir comme tu le mérites, et à embrasser ta frimousse, même si elle me fait la tête… » « Vrai ? » avait-il demandé avec inquiétude et apaisement à la fois. Meriadoc était déjà en chemin pour l’assurer d’un long baiser amoureux.
Estella, non… Elle n’avait pas été un problème, pas du tout. C’était avec beaucoup de plaisir qu’il se souvenait de sa cérémonie de mariage. Il s’en était mis plein la panse, et avait passé toute la journée à tournoyer avec sa promise, qui était une fameuse danseuse à dire vrai! Ce furent eux qui firent montre de la plus belle endurance, entraînés par la perspective de la soirée. Et en voyant leurs sourires ravis et amoureux, tous avaient fini par s’épancher sur une si belle union. Ils avaient devant eux un couple vraiment complice, et cela était rare lors des mariage de hauts dignitaires. Le Maître Brandebouc avait seulement deviné Peregrin serrant la mâchoire lorsqu’il avait dû embrasser la mariée, mais les autres invités avaient pour leur part loué leur pudeur protocolaire. L’autre anicroche avait été le bouquet, qui avait encore une fois atterri dans les bras de Pippin, comme poussé par une fatalité insistante. Cette fois, ce fut au tour du visage de Merry de se crisper. Mais comme au mariage de Rosie, passée la première surprise, il avait fait bonne figure, cherchant autour de lui une autre donzelle à taquiner de l’un de ses clins d’œil moqueurs. Plusieurs fois Meriadoc avait eu envie de l’entraîner dans un cellier, juste pour un baiser prometteur. Mais il ne fallait pas tout gâcher. Et puis, la nuit avait fini par venir. Au fur et à mesure que le soir avançait, les deux époux paraissaient de plus en plus exubérants, ce qui faisait sourire leurs amis. Il avait d’ailleurs eu droit à une pasquille de la part du cousin Ilberic qui se disait content de ne pas occuper la pièce voisine. Le marié avait répondu par un sourire particulièrement amusé. Et enfin, enfin ! On les avait laissés se retirer. La chambre du couple était particulièrement somptueuse. Spacieuse, décorée avec luxe, et éclairée de multiples chandelles rouges disposées un peu partout, elle avait provoqué les exclamations émerveillées de sa jeune femme, qui n’avait que rarement eu l’occasion de visiter les fastes de Château-Brande. De doux tapis recouvraient le sol, délectant la plante de pied. Un feu venait apparemment d’être allumé dans la cheminée, et le bois de merisier qui y crépitait exhalait une douce chaleur ainsi qu’une légère odeur sucrée. Son reflet miroitait sur la vitre de l’unique mais grande fenêtre ronde qui donnait sur l’autre versant de la colline. Un immense lit à baldaquin attendait, promettant draps soyeux et coussins moelleux, et en ouvrant ses lourds rideaux cerise, Estella s’était exclamée : « On se réserve le plumard, je te préviens ! » Il avait bien essayé de protester, pour la forme : « Eh, comment cela ? Pour quelle raison pourrais-tu le décréter, je te prie ? » « Mon chat, un peu de galanterie, enfin ! » avait-elle réclamé en revenant se serrer contre lui. Il s’apprêtait à répliquer qu’il était inutile d’essayer de l’embabouiner ainsi, mais il avait été interrompu par ces cinq petits coups impatients contre le carreaux. Souriant, il était allé ouvrir et s’était penché pour soulever une frêle petite forme encapuchonnée dans ses bras. « Ah, je crois que ceci est pour toi, ma chère. » avait-il dit en mettant Myrte dans les bras d’Estella. « Ah, ma toute belle… » avait-elle soupiré, attendrie de la tenir ainsi comme un prince charmant. « Te sens-tu prête pour m’entraîner dans le péché véniel le soir de ma noce ? » « Bien sur ! J’ai toujours rêvé d’enlever sa robe à une jeune mariée. » A nouveau, Merry avait tendu les bras au-dehors pour faire entrer une autre silhouette, masquée par un chaperon cardinal. « Et cela m’a tout l’air d’être pour moi… » avait-il susurré d’une voix charmeuse en abaissant le capuchon sur des boucles brunes, révélant deux iris malachite dans cette lumière étouffée. « … crois-tu ?… » avait répondu Pippin en détournant ses lèvres pour accueillir les caresses de sa bouche gourmande sur sa joue et la chair tendue de son cou. Estella avait eu la présence d’esprit de refermer la fenêtre, et chacun avait mené sa contrebande jusqu’à sa couche. Les jeunes filles, dans leur bonté magnanime, leur avaient cédé assez de couvertures pour qu’ils se fassent un nid bien confortable. Puis elles avaient fermé les rideaux du baldaquin sur un « bonne nuit » espiègle. Ils s’étaient installés devant la cheminée, et le maître des lieux avait contemplé longuement l’objet de ses désirs avant de le déshabiller. Il avait commencé par détacher la broche d’or qui fermait son chaperon, pour dégager son joli cou. A nouveau, il avait pris du temps pour faire glisser ses yeux sur son visage baigné de confiance et d’attente. Il se rappelait encore de ses doigts sur chacun des boutons de sa chemise, et de la difficulté de se pencher sur lui pour la faire glisser par-dessus ses épaules souples sans le toucher. Il avait voulu le faire languir, faire tendre tous ses sens vers l’espoir de ses caresses. Il avait constaté l’effet de cette lenteur sur la poitrine du jeune Hobbit qui se soulevait un peu rapidement. Sa réaction n’avait été que plus claire lorsqu’il l’eut complètement mis à nu. Il revoyait si bien son corps pâle auquel les flammes avaient donné une nuance mandarine. Ses formes fines et délicates crispées par le désir. Ses prunelles intenses qui l’appelaient. Sa bouche curviligne imperceptiblement entrouverte vers le plaisir. Il l’avait attendu, l’avait laissé se gaver de sa vision, lui qui était si pudibond avec les autres. Meriadoc avait même deviné de l’excitation dans son immobilité hardie, tandis qu’il léchait du regard ses charmes fermes et doux. Et puis, Pippin s’était finalement approché de lui, et le jeune Brandebouc avait compris qu’il était définitivement vain de jouer au bras de fer avec son corps. Mais la douceur de sa voix aux accents courbes avait été plus irrésistible que tout, soufflant des mots dans son oreille qui avaient brûlés dans toute sa poitrine : « Je suis à toi, Merry. Je l’ai toujours été. Je ne peux désirer que toi et je suis comblé par tout ce que tu fais pour moi. Je veux te le montrer puisque c’est ton mariage aujourd’hui. Je veux que m’honores de tout ce qui te fait envie, que tu festoies sur moi ta nuit de noces. Tout ce qui sera à ton goût sera au mien. Je t’aime comme tu n’en as pas même l’idée. » Il avait si bien gravé ses mots dans sa tête qu’encore aujourd’hui ils lui faisaient monter les larmes aux yeux. Ce n’était pas le genre de choses que Pippin disait en temps normal. Ca ne s’était produit que cette fois. Et quelles délices avaient suivi. Quelle bacchanale à lui tout seul il avait été pour lui ! Ses iris verdoyaient l’absinthe et on eût dit à certains moments, quand le feu tremblait sur ses mèches bouclées à chaque élan de ses reins, qu’il était l’un de ces démons magnifiques qu’on ne rencontre que dans les rêves. Merry avait obéi et dégusté, connaissant des extases insoupçonnées. Le plus merveilleux était qu’à chacune d’elles, au lieu de se sentir repus, il avait eu envie de sortir un peu plus loin de lui. A présent que son alter ego lui avait montré l’existence de telles grimpées vers une exaltation qui frôlait l’angoisse, il n’avait pu que compter sur lui pour le guider plus loin dans la découverte. Le mot « encore » avait défilé dans sa tête tandis que son amant l’avait débarrassé petit à petit de son accoutrement protocolaire. Oh non, il n’était plus le muche attendrissant dont il avait l’air. Il était un charme à posséder et auquel s’offrir. Encore, et encore. Il l’avait traité de vil insatiable sur un ton qui n’aurait su sonner plus satisfait ; et à la quatrième envolée de cris qu’il lui avait abandonnée, il avait entendu lointainement Myrte et Stella riocher derrière leurs rideaux. Sans nul doute, cela avait été une véritable nuit de fête et il aurait souhaité à tous les jeunes mariés une révélation aussi authentique. Comme Peregrin le lui avait ordonné, il avait consumé son plaisir jusqu’à ce que toutes les bougies s’éteignent et qu’il reste prostré à terre, des images indescriptibles et exquises défilant devant ses yeux fixes. Il avait glissé dans le sommeil sous ses baisers tendres et amoureux, et d’autres mots dont seul son inconscient se souvenait cette fois, et il avait décidé qu’il venait de connaître le sens du mot « vivre ».
Merry pleurait silencieusement, à présent. Comment accéder à tant de bonheur… pour ensuite dégringoler à la plus basse lie du désespoir ? Que gâchis… Le ciel avait commencé à s’obscurcir lorsque Pippin l’avait une fois rejoint à l’étang serré d’angoisse, les yeux rougis laissant deviner des monceaux de larmes versés, le corps hoquetant d’affolement. En le voyant descendre de son poney dans un tel état, il s’était précipité à lui pour le conduire sous la ramure protectrice de leur arbre, alors roussie par l’automne, et l’avait enveloppé dans le cocon aimant de ses bras. Mais ce geste n’avait eu aucun effet, et le jeune Took avait gémi : « Père veut que je me marie ! » Merry l’avait serré un peu plus fort dans l’espoir vain de le calmer. « Paix, mon Pippin. Ce n’est pas si terrible. N’avait-on pas passé un bon moment pour mes noces? » « Tu ne saisis pas ! » Il avait éclaté en sanglots. Ce n’étaient pas des sanglots de caprice, comme ceux de son enfance. C’étaient des sanglots d’abattement et d’angoisse. « Il a déjà tout déterminé. Où, quand, comment, avec qui. Cette… femelle je ne la connais même pas, je ne suis même pas sûr de l’avoir déjà croisée. Tout ce que je sais c’est qu’elle ne pourra pas être instruite de nos petits arrangements ! » Meriadoc l’avait pressé contre lui, mais ses traits commençaient eux aussi à se froncer de funeste inquiétude. « Dis-lui que tu ne veux pas ! Tu pourrais te marier avec Myrte, par exemple ! » « Jamais il n’acceptera. C’est une Fouine, elle est tout sauf de haute extraction. Et par-dessus le marché c’est une originale notoire. Je dois épouser Diamant de Long Cleeves, je ne sais pas si tu vois la différence de pointure. J’ai rebéqué, qu’est-ce que tu crois ? J’ai fait une véritable scène et mon père est devenu fou furieux. Il a dit qu’il ne voulait pas d’un petit hystérique pour héritier. Il a dit qu’ils avaient eu tort de me gâter jusqu’à faire de moi un fruit pourri. Il a dit… il a dit qu’il me tuerait si je ne revenais pas à la raison. » Pippin avait terré son visage en larmes dans son manteau. Il pleurait avec plus d’accablement que jamais. Mais Merry avait froncé les sourcils, et dégagé à sa vue son minois rubicond. Après l’avoir considéré quelques secondes, il avait soulevé brusquement les vêtements qu’il avait sur le dos pour découvrir des traces longilignes et entrecroisées. A peine visibles, mais striant bel et bien la peau si tendre de son bien-aimé. « Le fumier, il a recommencé ? » Peregrin l’avait entouré de ses bras, refusant de le regarder. Mais Merry l’avait repoussé avec une vivacité difficilement réprimée, et s’était levé pour se diriger vers sa propre monture. « Il va me le payer, cette fois. » « Non ! » Pippin s’était précipité sur ses talons et s’était agrippé à sa manche. « Il sait ! Il sait ! Il ne l’évoque jamais mais il sait ! Si tu savais les injures avec lesquelles il a pu me torcher la figure… « Mon neveu est une saleté de ribaud qui t’a corrompu l’esprit, sans parler du reste ! Et toi tu n’es… qu’un petit songe-creux sans virilité pour l’avoir suivi la queue dressée. » Voilà ce qu’il a dit. Mon père est dément, il ne mérite pas plus tes foudres qu’un porc. Le fils du Thain avait fixé son protecteur d’un regard dur. Il avait étouffé son affolement sous un dégoût froid. Savait-il seulement ce qu’il faisait ? C’était ce que le Maître du Pays de Bouc cherchait à sonder dans son attitude. Il le retenait à présent des deux mains, le priant de calmer son courroux, mais tant de rancœur suintait de ses paroles… Il connaissait le tempérament susceptible de Peregrin et peinait à comprendre qu’il refusât de répondre à tant de souillure. Et pourquoi lui citer les dires les plus malpropres de son père s’il n’attendait pas de lui qu’il brandisse une vengeance dévastatrice ? « Il n’a pas piétiné que ton honneur, Pippin, il t’a battu. Et je suis adulte à présent. Si l’on te frappe, c’est moi qu’on attaque, et si on m’attaque… je réplique. » Le jeune Took avait baissé le front. Ses yeux s’étaient à nouveau remplis de larmes de peur. « Il m’a assuré qu’il te trancherait la gorge s’il te revoyait mettre les pieds aux smials, puisque c’est toi qui me rend si insensé. » « Pippin ! J’ai pourfendu le seigneur des Nazgûl alors sauf le respect indigne de l’ordure qui te sert de père, ce n’est pas ce vieillard qui va m’impressionner ! » Le jeune Hobbit lâchait des geignements terrifiés au milieu de ses pleurs folles. « Je sais qu’on a combattu pire que ça, mais il est mon père ! Je ne peux pas éventrer mon père comme ça, et toi non-plus ! Ce serait, ce serait… enfin ce serait insensé ! Je… Je lui dois obéissance, il m’a élevé… » Meriadoc, sans abandonner sa colère, l’avait attiré entre ses bras pour le fixer avec fermeté : « Peregrin Took, regarde-toi : tu trembles, tu es en larmes, tu ne sais même plus ce que tu dis. Est-ce que tu crois qu’un père doit rendre son fils comme ça ? Moi qui te connais pour ce que tu es, et pas pour ce que je voudrais que tu sois, je te sais beau, je te sais courageux et je te sais aimant. Et vois ce qu’il fait de toi.» Le cadet avait les traits dévastés et le visage dégoulinant comme celui d’un bonhomme de neige quand vient la saison des germes. Il gémissait comme un petit animal. Mais Merry ne voulait que Pippin. Personne ne le lui prendrait. Jamais. Il s’était confié à son étreinte chaude. Il avait écouté la tendresse qu’il lui prodiguait, sans doute pour en faire un emplâtre à son humiliation. Quand le jeune Brandebouc avait chuchoté qu’il l’aimait plus que tout dans le creux de son oreille effilée, Pippin avait cessé de pleurer, le souffle soudain retenu. Mais comme il s’était à nouveau dégagé pour se hâter vers son poney, son protégé s’était effondré dans les feuilles et les marrons, éructant les sanglots comme s’ils étaient trop gros pour sa poitrine grêle. « Non, Merry, n’y va pas… Je t’en supplie, si tu m’aimes, n’y va pas. » Il avait fait l’erreur de s’arrêter. Lorsqu’il s’était retourné, la vue de Pippin anéanti lui avait tiré les larmes à son tour. Il avait rebroussé chemin pour venir l’étreindre de longues minutes. Si c’était à refaire… Non, il ne savait pas ce qu’il aviserait. Quelle décision aurait été la moins irrespectueuse pour celui qu’il aimait ? Aller exciter un peu plus la furie du Thain, jusqu’à croiser le fer avec lui, comme dans les contes à l’eau de rose ? Ou laisser le jeune Hobbit s’embourber dans une vie si indigne qu’elle l’avait dépossédé de lui-même ? Le soir-même, le mariage était conclu. Peregrin avait passé la nuit à pleurer silencieusement toutes les larmes qu’il lui restaient, ne voulant même pas faire la route jusqu’à Château-Brande pour venir le voir, rongé par la honte et le désespoir.
Merry avait eu à peu près la même attitude la nuit de la cérémonie. L’imaginer donner sa grâce indicible à une autre à quelques couloirs de là l’avait mis dans un état de nervosité inextinguible. Estella avait bien essayé de le calmer mais il l’avait envoyé promener avec une rudesse inconvenante pour un Hobbit de bonne éducation. Il avait senti l’ardeur bouillante du sang Brandebouc affluer dans ses veines, il avait même songé à aller assassiner Paladin dans son sommeil. … Mais le mal était fait. Des images de Peregrin avaient toupillé dans sa tête. Serait-il aussi prodigue avec cette pécore qu’il l’avait été avec lui ? La laisserait-il le regarder, le caresser comme il l’avait fait ? Meriadoc avait fini par briser tous les éléments de décoration de la chambre qui lui tombaient sous la main, jusqu’à ce qu’Estella n’intervienne et ne le calme d’une bonne paire de claques. Il s’était vengé en l’étreignant de toutes ses forces. Il l’avait encoignée contre l’étagère qu’il était en train de nettoyer à sa façon et l’avait embrassée pour la deuxième fois de leur vie commune. Mais c’était un baiser rude et déplaisant, cette fois, et elle avait essayé de le repousser de toutes ses forces… dérisoires à-côté de celles d’un Brandebouc fou furieux. Mais lorsqu’il avait commencé à retrousser sa robe comme il le faisait jeunot avec des filles de vertu légère à la fin de soirées trop arrosées, elle l’avait agrippé par les cheveux et avait cinglé : « Arrête, Meriadoc ! Tu deviens complètement fou ! » Il l’avait relâchée, en présentant ses excuses. Il s’était trouvé vidé.
Il avait revu Pippin par la suite, et n’était devenu que plus possessif dans leurs privautés. Peregrin se donnait à lui sans retenue au début, également affamé de lui. Ils avaient retrouvé les habitudes illicites de leur jeunesse, mais dans une autre dimension, et c’était palpitant. Il avait toujours quelque chose de nouveau à lui conter lorsqu’ils se voyaient, mais le nouveau Thain était pour sa part devenu de moins en moins loquace sur les évènements de sa vie. Ses affaires de gérance ne représentaient aucun intérêt pour qui que ce fût à ses yeux, quant à son épouse... ils évitaient le sujet. Merry était conscient de le voir s’éteindre doucement au fur et à mesure que passait le temps. Cela le rendait malade de chagrin, et lui faisait sentir qu’il s’éloignait lentement de lui de manière inéluctable. Il se confiait de moins en moins à lui, remplaçant les paroles par des sourires qui ne signifiaient rien… ou que trop. Ses mots d’amour semblaient moins spontanés, moins ardents qu’à une époque, et prenaient un goût de lassitude désabusée. Il se perdait de moins en moins dans ses étreintes, et semblait rester constamment attentif à l’extérieur, l’esprit sur le qui-vive. Cette attitude chronique le blessait profondément, mais il ne savait que faire pour y remédier. Il le faisait rire, l’emmenait en balade dans des petits coins de paradis qu’il avait débusqués auparavant pour lui, lui préparait des petits plats qu’il affectionnait ou au contraire dont il ne connaissait pas encore la saveur. Il multipliait les déclarations d’amour, et chacune sonnait un peu plus comme une désespérade de sa part. Son Pippin se détachait de lui. Il le voyait larguer les amarres d’une barque où il s’apprêtait à naviguer seul, sa femme à la proue, le ventre enflé par la grossesse. Il le laissait sur la rive, lui lançant ce regard d’excuse au milieu du petit air triste qui était devenu le sien.
Le jour qui devait arriver arriva. Il l’emmena à l’étang, gelé par le début claquant de l’hiver. Il n’y avait pas eu une parole d’échangée pendant les premières dizaines de minutes, et Merry s’était mis à pleurer, doucement. Peregrin avait mis du temps avant de réaliser que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Il avait ouvert une bouche surprise, mais aucun son n’était sorti. Il avait entouré ses épaules de son bras, et le visage de Meriadoc le Magnifique avait commencé à se chiffonner comme une feuille racornie, tandis qu’il reniflait son amertume. « Oh, ne pleure pas, Merry… » Pippin, de sa petite main, avait tourné son visage pour qu’il le regarde. Ce geste, il avait lui-même eu envie de le faire chaque minute depuis quelques semaines. Ses yeux verts étaient devenus étrangement glauques ces derniers temps, et ils semblaient plus malheureux que jamais à cet instant précis. « Ne pleure pas pour moi. Je n’en vaux pas la peine. » Ces deux phrases avaient résonné dans son crâne de la manière la plus intolérable qui soit, encore… et encore. Il avait hurlé toute la rancœur qui s’était accumulée en lui, et arrivait au pinacle avec ces quelques mots. Peregrin l’avait regardé avec un air d’autant plus interloqué, un peu choqué d’une réaction si démesurée. En le voyant, il n’en avait été que plus révulsé. S’il ne s’était rappelé qu’il s’agissait de Pippin Took, jadis son Pip qu’il avait juré de protéger sur son propre honneur, il se serait probablement jeté sur lui et l’aurait frapper pour faire preuve de si peu d’entendement. Il était devenu un parfait étranger. Ils ne savaient plus rien l’un de l’autre que ce qu’ils avaient été. En le fixant de ses yeux brillants de douleur, il l’avait trouvé gris et presque repoussant tant la morgue et l’indifférence émanaient de lui. Où était passé celui qui le transportait de joie d’un seul regard ? Celui qui lui avait fait éprouver les émotions les plus violentes de sa vie, et ce n’était pas peu dire dans son cas ? Ce n’était certainement pas ce jeune papa à l’air grave, en tout cas ! « Qu’y a-t-il ? » avait-il demandé hargneusement. « Merry… » « Allez, qu’y a-t-il ? Tu m’as emmené ici alors qu’il fait un froid à ne pas jeter un cabot dehors et tu ne me dégoises pas un traître mot. Alors maintenant j’aimerais que tu craches le morceau que je puisse rentrer au chaud, avec ma femme ! » avait-il terminé avec aigreur. Sa méchanceté ne lui avait pas même arraché une larme. « Meriadoc, pourquoi réagis-tu comme cela ? Ne me dis pas que tu ne t’y attendais pas… » La cruauté de cette phrase avait-elle été voulue ? « Ah, c’est « Meriadoc », maintenant ? Je crois que vous avez oublié « Maître », Monsieur le Thain ! » Pippin lui avait jeté en réponse un regard agacé : « Pourquoi faut-il toujours que tu me rendes les choses difficiles ? » Cette fois, il avait été définitivement sans voix. Il essayait de bouger la mâchoire pour répondre, mais sa gorge était obstruée par le choc. Comment ? Comment osait-il lui lancer cette œillade réprobatrice, qui semblait l’accuser de toutes ces années de présence dans sa vie? COMMENT ? Il s’était levé, chancelant, et avait tenté de rejoindre sa pauvre bête qui devait se geler le poil attaché à ce maudit arbre. Peregrin avait soupiré, et s’était redressé à sa suite. « Merry, attends ! Ne me quitte pas comme ça. Tu dois comprendre… » « Et c’est moi qui te quitte, cette fois ? » Il avait fait l’erreur de s’arrêter. En se retournant, la vue de Pippin anéanti, mais le masquant bravement, comme un vrai chef, l’avait fait retourner sur ses pas et se dresser au-dessus de sa tête impertinente. « Attends, mais pour qui me prends-tu au juste ? Je ne suis pas l’un des nombreux beaux jouets de tes jeunes années. Je maudissais tes parents lorsqu’ils te traitaient d’enfant ingrat, mais je suis en train de me demander s’ils n’avaient pas raison depuis le début. » Il avait tout juste plissé ses yeux vert-de-gris pour murmurer : « Parce que tu crois que j’ai le choix, toi ? Je reconnais bien là l’inconséquence des Brandebouc… » Il avait attrapé sa broche dorée pour l’attirer dans un baiser rageur. Il avait joué le jeu ; il ne s’était pas débattu. Comme d’autant plus irrité, Meriadoc l’avait alors repoussé avec aussi peu de déférence qu’un gobelin puant. « L’inconséquence des Brandebouc. » Sur cette dernière répétition au ton définitivement cynique, il était reparti vers sa monture grise. Avant de remonter en selle, il s’était retourné une dernière fois pour lancer : « Tu aurais au moins pu trouver le courage de me dire en-face « Je ne veux plus te voir. » » Les larmes qui étaient apparues sur son minois délicat avaient failli lui arracher un dernier sursaut de tendresse. Mais il s’était détourné pour grimper sur son poney. « Tu n’affrontes jamais les difficultés. » Il était parti au trot sans se retourner, alors que les premières gouttes de pluies commençaient à tomber sur les collines enneigées.
Ainsi s’était finie une belle histoire, la leur. Une histoire qui avait traversé les réprimandes des adultes, les perturbations de l’adolescence, la guerre, et ses séquelles. Oui, quel gâchis… Arriver ainsi au seuil de la pente descendante de sa vie pour se rendre compte qu’elle n’avait été qu’une vaste berquinade, malgré toute la foi qu’on avait eu en elle… Merry, depuis cet ignoble simulacre de discussion avec celui qui avait été tout pour lui depuis sa première dizaine d’années, ne s’était jamais senti aussi seul qu’au milieu des autres Hobbits de la Comté. Ses pensées le portèrent jusqu’à Frodon, et il se demanda s’il pouvait seulement se sentir plus isolé sur les lointains rivages blancs, plus blancs encore que les rives de l’étang figé ce jour-là.
_________________ La Halfeline
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Le sachet de thé c'est la santé!
Dernière édition par La Halfeline le 08 Jan 2013 13:38, édité 4 fois.
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