Et on continue
12.Le roi Elessar a vécu parmi les elfes suffisamment longtemps pour savoir se faire aussi discret qu’eux et son pas est si léger que l’ouïe fine de Legolas ne perçoit pas immédiatement sa présence.
Le voyageur brun a le temps d’observer en silence le port altier de l’archer blond perché sur une branche, les yeux fixés vers le ciel. Son regard a perdu de son intensité et un mal insidieux semble avoir eu raison de sa gaieté légendaire. Ainsi à ses pensées, l’elfe ressemble à une statue de marbre, la peau délicate propre à ce peuple des bois, les cheveux tressés retombant en cascade sur ses épaules fines.
L’ancien rôdeur ne peut détacher immédiatement son regard de cette silhouette féline qui se détache à peine de la verdure des bois. Il n’ose parler, conscient que ses mots profaneraient l’instant et le lieu alors d’une voix chaude et douce, il entonne un chant ancien :
"D'eux il en était comme du chèvrefeuille
Qui s'enroule autour du coudrier ;
Une fois qu'il s'y est entrelacé et pris,
Et qu'il s'est au tronc de l'arbre noué,
Ensemble ils peuvent longtemps vivre.
Mais ensuite si l'on veut les désunir,
Le coudrier meurt hâtivement
Et le chèvrefeuille pareillement.
Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous !"*Le prince de ces forêts a tressailli au son de cette voix qu’il pourrait reconnaître entre toute. Il ferme les yeux pour en écouter chaque inflexion qui pénètre dans son cœur comme autant de larmes sur un papier de soie. Il tarde à les rouvrir, calme d’abord la tempête de son cœur et doucement, descend de l’arbre sans pour autant se rapprocher.
- Aiya Mellon nin, dit simplement la voix grave de l’homme.
- Aiya, Elessar, répond l’elfe en s’inclinant légèrement.
Ils se font face et leur regard se croise sans ciller. Le cœur de Legolas manque un battement devant l’orage des prunelles dont il a si souvent rêvées. Il y lit la sincérité, le reproche, l’interrogation, le trouble… Aragorn lui, est assailli par les feux contraires qui éclairent les pupilles claires de l’elfe et qui paralysent ses sens. A présent qu’il est ici devant lui, il ne sait plus que dire.
- Que faites-vous ici, Estel ? demande le fils des bois d’une voix légèrement vacillante.
- Je suis venu te rappeler ton devoir, répond l’homme employant le tutoiement pour contraster avec la froideur qu’il sent dans les mots de son ami.
Un silence s’installe, jusqu’à ce qu’il reprenne :
- Dans l’adversité, tu m’as demandé si je restais ton ami et en une année, je n’ai reçu aucun signe de toi… continue-t-il.
Dans la tête de l’elfe repassent des images fortes de ce passé commun, des premières années à Fontcombe où le jeune Estel irradiait déjà de ce charisme qui portèrent plus tard tous les hommes à le suivre, et les femmes à se retourner sur son passage. Il ferme les yeux, revoit l’amitié naissante, la confiance qui se tisse entre le rôdeur solitaire et l’elfe prude qu’il est, il revoit les instants où tout bascule, leur baiser sur le champ de bataille, l’amour pour Arwen dans les yeux du roi…
- Partez, Estel, je vous en prie… supplie-t-il dans le même murmure.
Aragorn sent la souffrance et la fierté dans cette phrase à laquelle l’elfe a tenté d’intimer un peu de fermeté. Il n’en a cure, il n’a pas laissé son royaume pour se faire congédier aux portes de Mirkwood.
- Qu’ai-je fait, mon Prince, pour que vos sentiments en soient à ce point que vous ne supportiez plus même ma présence ?
La phrase est si douce que Legolas n’a plus la force de le repousser, la honte se lit à présent dans ses yeux, il baisse la tête et évite le regard gris argent en face de lui.
Ils n’ont toujours pas bougé et le temps s’étire un peu plus.
(* le poème est le lai du chèvrefeuille de Marie de France)