De la reprise des représentations jusqu'au dernier musicien ayant quitté la scène, Salieri ne bougea que pour s'assoir sur un fauteuil. Un de ceux dont il avait l'habitude, dernière rangée le plus proche de la porte. Il resta simplement assis à écouter le tout nouvel opéra de Mozart, savourant chaque note mais aussi chaque geste effectué par le maestro. Cet homme le fascinait. Il l'envoutait, sa parole, ses gestes, ses directives aux musiciens, ses éclats de rire, ses emportements contre le troisième haut bois, ses yeux fermés quand il ordonnait le silence. C'était comme s'il ne faisait qu'un avec sa musique, qu'il la vivait entièrement, que chaque mi, fa ou do, chaque bémol et chaque dièse était inscrit dans les fibres de son être. Il était en osmose totale avec son art.
Quand le silence final s'imposa, quand même les chaises des musiciens eurent été emportés, il se leva calmement, envahit d'un bien être étrange, la tête vide de toute réflexion défaitiste ou douloureuse, et se dirigea vers les coulisses. Il entendit les musiciens adresser un au revoir à leur compositeur fétiche et claquer la lourde porte de derrière.
Il trouva Wolfgang en train d'ordonner quelques partitions sur une table de fortune bancale. Les coulisses n'étaient pas la plus belle partie des opéras ou des théâtres, réservés aux artistes elles ne risquaient d'écorcher la vue d'aucun homme haut placés. Salieri s'arrêta dans l'encadrement et rassembla tout son courage, celui qu'il avait si bien caché pendant ces longs mois et se jeta à l'eau :
- Vous avez raison. Vos mélodies touchent du doigt le plus beau et le plus sensible de mon âme, et je crois qu'elles font de même pour tout ceux qui les entendent.
Mozart se retourna brusquement, surpris. Il voulut répondre, ouvrit la bouche pour s'exprimer, mais Antonio ne lui en laissa pas le loisir.
- Laissez moi m'exprimer ou je vous promet que plus jamais vous n'aurez d'aveux de ma part.
Il attendit une petite seconde.
- Bien. Je tenais juste à vous dire... que je suis désolé... pour tout les désagréments que je vous ai causé. J'en suis profondément honteux. Je suis tombé... amoureux... de vos œuvres... dés l'instant où j'en ai entendu les premières notes.
Il fit une pause, Wolfgang n'osa pas intervenir. Il poursuivit avant de tourner le dos.
- J'étais votre plus fidèle ennemi, soyez sûr qu'après moi aucun homme ne vous fera aussi bien la guerre. Poursuivez, il faut que votre art reste gravé dans l'histoire. Ils ont raison, vous êtes un prodige. Je vous souhaite une excellente soirée Wolgang Amadeus Mozart.
- Salieri !
Plein d'un espoir inconnu et effrayant, Salieri s'arrêta net. Il avait réussit à se débarrasser de ce mensonge acide, à faire sortir, difficilement, la vérité qu'il cachait au monde depuis des mois. Il se sentait soulagé, il ne pensait plus avoir peur de croiser le regard de Mozart. Et pourtant, à l'idée de se retourner et de le voir, encore une fois, Antonio Salieri sentait son cœur s'emballer et la température intérieure de son corps sauter de dix degrés. Wolfgang lui épargna cette peine.
- Merci.
Dit-il simplement, dissimulant mal une joie manifestement débordante et une émotion vive.
Soulagé il reprit le chemin de la sortie. Son cœur se serrait d'une étrange déception.
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Le froid vint lui fouetter le visage et le corps, signe qu'il était à présent sorti de l'opéra. Il avait regardé droit devant lui pourtant, mais il ne lui semblait avoir rien vu du chemin, il n'aurait su dire si les gens commençaient à accourir pour la séance du soir ou si la salle était encore déserte. Sa tête était vide de toute émotion et de toute réflexion. Ce qui était il y a quelques minutes encore un véritable champs de batailles, un profond chaos, s'était à l'instant transformé en une pièce blanche, entièrement vide. Il n'aurait su dire si ce fait était un bien ou un mal, il n'aurait rien su dire du tout. Il marcha simplement, sans faire attention, à la manière d'un automate parfaitement remonté.
Quand il poussa la porte de chez lui, il se dirigea vers son clavecin, congédiant en coup de vent sa femme de chambre pour la journée. Il hésita quelques secondes. Depuis combien de temps n'avait-il pas toucher un instrument ? Depuis combien de temps n'avait-il pas écrit réellement ? Quelque chose qui vaille la peine d'exister ? Il n'osait pas s'en souvenir. Il ferma simplement les yeux et ouvrit les fenêtres de la petite pièces blanche et vide pour y faire entrer un flot de musique incroyable, des notes violentes, qui venaient frapper les oreilles, puis d'autres plus douces, qui venaient vous tirer des larmes. C'était une musique complexe qui sentait le vécut, et c'était merveilleux. Il ne prit conscience qu'à cet instant de son erreur, celle qui l'avait entrainé jusqu'au fond des vices et de la perversion, celle qui avait trahit son cœur et corrompu son esprit, son erreur avait été d'être un mauvais musicien. Il aurait du, dés le commencement, retranscrire ses tourments sur des partitions, faire jouer au mi et au do des émotions qui étaient les siennes, il aurait du réagir en musicien et non en homme de la cour. Il s'était perdu, lui qui pensait se torturer à rester fidèle à ce qu'il était... Son cœur se serra. La musique, n'était ce pas sa vie ? N'était ce pas cela qu'il admirait chez Mozart ? Il ne faisait qu'un avec ses compositions, et cela était si beau à voir, à entendre...
Perdu dans l'esprit de sa musique, Salieri n'avait pas entendu le doux cliquetis de la poignée, ni l'agréable grincement des gonds de la porte dorée. Il entendit simplement sa voix, juste derrière lui, à seulement quelques mètres...