Chapitre 3
Chaque fois qu'il se trouvait dans le cabinet de travail de son oncle – ou devant la porte, comme c'était le cas à présent –, Filippo avait l'impression de redevenir un petit enfant. Et même un enfant sur le point d'être grondé. C'était d'abord à cause de l'atmosphère du lieu – très austère – et puis, bien sûr, de la mine plus austère encore du Cardinal, qui le regardait toujours avec une sorte de dédain, comme si le voir lui rappelait systématiquement que non, décidément, Filippo n'était pas Paolo. Trop peu sérieux, donc trop peu fiable...
"Mais mon frère était-il donc parfait ?" se demandait le garçon avec un agacement qui ne faisait que croître depuis son arrivée à Paris.
De cet aîné à qui leur oncle lui reprochait tant de ne pas ressembler, il n'avait que de vagues souvenirs : quelques jeux partagés malgré cinq années d'écart – Filippo avait bien plus souvent joué avec Maria, qui n'avait que deux ans de plus que lui – et puis déjà ce jour du départ pour la France des quatre premiers invités de Zio Giulio – Laura Vittoria, onze ans, l'aînée de la famille ; Olimpia, neuf ans, la préférée de leur mère ; la cousine Annamaria Martinozzi, sept ans ; et, seul parmi les filles, le fameux Paolo qui allait bientôt devenir Paul, l'ami préféré du "plus grand roi du monde"...
Filippo avait alors six ans et ignorait, bien sûr, qu'il ne reverrait jamais son frère. La dernière image qu'il en gardait était donc celle d'un garçon d'à peine plus de dix ans, à la fois fier et un peu inquiet de quitter ses parents pour aller vivre à Paris. Pendant cinq ans seulement. Après, la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans et aussi frondeuse que lui, ferait tirer le canon de la Bastille sur les troupes de son royal cousin, provoquant une terrible bataille aux portes de la ville... et, quelques jours plus tard, la Signora Mancini tomberait évanouie au milieu d'un salon du palazzo de son père, une lettre à la main.
"Philippe a dû le connaître mieux que moi", réalisa soudain Filippo, un peu jaloux à cette idée, sans même se rendre compte qu'il venait de penser au prince en l'appelant par son prénom. Comme souvent ces derniers jours, d'ailleurs.
Au bout d'une bonne minute, il se décida enfin à frapper à la porte, très à contrecoeur. Il ne savait que trop ce qui l'attendait : ni plus ni moins qu'un interrogatoire.
Deux ordres – "Entrez", "Asseyez-vous" – puis, tout de suite, la question attendue : "Où en êtes-vous ?"
Le jeune homme avait bien envie de répondre ironiquement par une autre question ("Vos espions ne vous l'ont donc pas encore appris ?"), mais il savait que son oncle ne goûterait pas la plaisanterie.
– Il m'appelle "mon ami" et m'envoie des cadeaux, résuma-t-il prudemment.
– Bien... Très bien. Autre chose ?
Filippo hésita.
– Il semble toujours ravi de me voir, il a eu l'air enchanté quand j'ai laissé entendre que les filles m'intéressaient fort peu et...
– Et ? insista Mazarin, d'un ton impatient.
– Et il a apprécié le poème que j'ai écrit pour lui, car c'est ce qui m'a valu les cadeaux, termina Filippo en baissant les yeux.
– Un poème...
Cette fois, le ton était plutôt perplexe, voire consterné. De toute évidence, Zio Giulio n'avait que faire d'un neveu féru de poésie. D'où l'embarras dudit neveu, qui se défendit d'une voix faible :
– C'est parfois bien utile...
– Sans doute, sans doute, concéda l'oncle, légèrement agacé tout de même. Noyez-le donc de mots doux si telle est votre fantaisie, mais n'écrivez rien qui risque de vous être reproché un jour et, surtout, ne perdez pas de vue le but de cette affaire.
Filippo retint à grand peine un soupir ennuyé.
– Je sais parfaitement ce que je dois faire, assura-t-il. Seulement, je ne suis pas certain que ce soit très...
– Personne ne vous demande votre avis ! coupa sèchement le ministre. Il s'agit de politique, et vous n'y entendez rien.
Filippo en resta muet.
De politique ! Envoyer son neveu séduire le frère du Roi, c'était de la politique ? Décidément, il n'y avait vraiment rien d'autre qui comptait pour cet homme qu'on disait, selon les jours et les gens, amant de la Reine mère ou... "bougre au suprême degré", comme l'affirmait Scarron dans l'une de ses mazarinades.
L'idée avait d'ailleurs beaucoup amusé Filippo et son meilleur ami de collège, qui s'était exclamé "Ce serait donc de famille !" avant de l'embrasser affectueusement en riant. Mais, si son ami était prêt à le croire, Filippo avait plus de doutes. Quoique, tout bien réfléchi... au nom de la politique, son oncle ne reculerait probablement devant rien.
Au fond, il s'en moquait, de toute façon. Il aurait simplement souhaité ne pas être mêlé à toutes ces histoires. Et que Philippe n'en soit pas victime non plus.
~ * ~
Au même moment, Philippe subissait justement aussi une sorte d'interrogatoire. Plus désinvolte, certes, mais non moins indiscret. En effet, le comte de Guiche était passé le voir dans le seul but de l'interroger sur ses relations avec "le jeune Mancini".
– Il vous avait suivi, j'en jurerais ! Et vous vous êtes bien gardé de le renvoyer...
– Armand, cessez donc vos sottises ! protesta Philippe, gêné.
Mais l'emploi du prénom atténuait le reproche, et le comte s'autorisa donc à poursuivre :
– Voyons, vous pouvez bien me le dire, à moi qui sais apprécier la beauté masculine...
– Il vous plaît donc ?
Question malheureuse ! Philippe regretta immédiatement de l'avoir posée, car l'expression moqueuse d'Armand disait clairement qu'il y avait vu un gros sous-entendu – ce que ses paroles confirmèrent d'ailleurs bientôt.
– Oh, ne vous alarmez pas ! Je n'ai nullement l'intention de vous le voler. A moins que vous consentiez à me le prêter, bien entendu...
– Mais... qu'allez-vous donc imaginer ? s'indigna le prince, en fait plus embarrassé que fâché. Il ne m'appartient pas !
Un étonnement sincère remplaça l'amusement dans les yeux de l'autre garçon. De très beaux yeux, d'ailleurs. Presque aussi noirs que ceux de...
– Mancini ne vous appartient pas ? Il m'avait pourtant semblé qu'il était tout à vous !
– Vous divaguez, mon ami ! s'écria Philippe, très rouge. Il a, je crois, de l'amitié pour moi, et j'apprécie grandement sa compagnie, mais il ne m'appartient pas plus que... vous, par exemple.
Les yeux sombres s'étaient remis à pétiller, accentuant l'effet d'un sourire moqueur que Philippe aurait pu juger très irrespectueux s'il n'y avait été habitué depuis l'enfance.
Il s'attendait beaucoup moins, en revanche, à un autre genre de familiarité...
– Je pourrais vous appartenir si vous le souhaitiez, Philippe, déclara le comte avec autant de simplicité que s'il n'y avait eu là rien que de très naturel.
Le prince en resta sans voix pendant plusieurs secondes. Jamais il n'aurait pensé... Oh, bien sûr, il savait depuis longtemps, comme tout le monde, que les dames et demoiselles n'étaient pas seules à éveiller l'intérêt du bel Armand de Gramont. Mais lui ? Lui qui le connaissait depuis toujours et pourtant bien peu, au fond... Lui qui s'était toujours senti presque invisible à ses yeux comme à ceux des autres enfants – puis jeunes adultes – qui constituaient la suite de son frère... Car, bien entendu, Armand était d'abord un ami de Louis – d'ailleurs, ils avaient le même âge. Pas plus que les autres, il n'avait jamais paru considérer Philippe comme autre chose que "le petit frère". Et maintenant...
– Que... que signifie... ? balbutia le prince, au grand amusement de son interlocuteur.
– Vous le savez parfaitement, j'en suis convaincu, répondit celui-ci. Mais vous préférez Mancini. Je ne sais pourquoi cette famille a le don de plaire à la vôtre...
Cette fois, c'était pousser l'effronterie un peu loin. Philippe foudroya d'un regard également très noir – sans que la colère y fût pour grand-chose – l'insolent comte de Guiche, qui s'empressa d'expliquer ses insinuations en les atténuant.
– Ne voyez là aucune offense, Monseigneur. (Mieux valait se montrer plus humble, désormais.) S'il est vrai que d'aucuns ont eu l'audace de médire contre Madame votre mère, je n'entendais, pour ma part, que souligner la confiance et l'amitié qu'elle accorde à Monsieur Mazarin. Et, bien que cette affaire soit légèrement différente, l'affection qu'avait le Roi pour Paul Mancini, également...
– Paolo, rectifia machinalement Philippe, sans toutefois parvenir à accentuer le nom à la manière italienne.
– Ainsi vous refusez l'usage de franciser les prénoms étrangers ? s'étonna Armand. Il est vrai que, dans le cas contraire, votre nouvel ami se nommerait comme vous... Très bien, nous dirons donc Paolo. Et Filippo.
Il savait, lui, prononcer correctement les deux prénoms. Ce que Philippe ne manqua pas de remarquer avec une pointe de jalousie mêlée d'admiration. Un autre sentiment, pourtant, l'emporta sur ces deux-là : le simple bonheur d'entendre les trois syllabes longuement contemplées la veille en bas des lettres du garçon dont elles évoquaient si plaisamment l'image.
Tout à son rêve, le jeune prince sourit aux anges puis, avisant soudain l'expression de nouveau très moqueuse de son ami le comte, s'aperçut qu'il devait ressembler à une jeune fille amoureuse et se sentit extrêmement ridicule.
– Pourquoi parliez-vous de "légère différence", tout à l'heure ? demanda-t-il pour parer à toute remarque éventuelle.
Armand parut hésiter.
– Il s'agissait, je l'avoue, d'une allusion assez déplacée à ce que me confia un jour le frère de votre nouvel ami... Mais je crois que votre propre frère n'apprécierait guère que je vous rapporte cette histoire.
– Comment le saurait-il, si ni vous ni moi ne lui disons rien ? répliqua simplement Philippe, devinant qu'il n'en faudrait pas plus pour vaincre une réticence certainement feinte.
Il connaissait trop bien le comte, presque aussi "commère" que lui-même, pour avoir le moindre doute à ce sujet.
A peine une minute plus tard, il écoutait avec stupéfaction le récit de ce qui s'était passé, un soir de juin 1652, entre son frère et celui de Filippo.
– Paolo m'a parlé parce que je l'ai croisé juste après et que je l'ai vu très agité, expliqua Armand. Il avait complètement perdu l'esprit et ne s'était rendu compte de ce qu'il avait fait qu'en voyant comme Louis avait honte de l'avoir laissé faire. Il avait peur d'être chassé de la Cour, ou pire si Louis oubliait qu'il avait consenti à tout avant de se montrer horrifié de s'être conduit aussi... "indignement", selon lui. Il me semble, du reste, que cette honte – tout à fait ridicule, à mon sens, mais laissons cela – est la cause du léger malaise qu'il m'arrive de percevoir chez le Roi quand le sujet des moeurs dites italiennes se glisse dans une conversation.
– Mais... Louis a tellement pleuré la mort de son "cher Paul" ! s'exclama Philippe, déconcerté. Je n'ai jamais eu l'impression qu'ils aient été fâchés...
– Ils ne l'ont pas été longtemps. Dès le lendemain, votre frère a reconnu que son ami ne l'avait forcé à rien et s'est contenté d'exiger le secret absolu. Et puis, hélas, la mort a frappé à peine une dizaine de jours plus tard...
– C'est bien triste, commenta Philippe, trop troublé pour trouver des paroles moins banales.
Et, triste, il l'était en effet. Il avait presque les larmes aux yeux à l'idée du choc qu'avait dû être pour Filippo et sa famille l'annonce de la tragique nouvelle. Et lui qui en avait rappelé le souvenir, en s'exclamant sans réfléchir "Mais vous êtes désormais l'aîné de votre famille !"... Il eut soudain envie d'aller s'en excuser auprès de son ami, et même de le serrer dans ses bras avec toute l'affection qu'il lui était presque toujours interdit de témoigner à son propre frère, trop distant et surtout "trop roi".
– Vous rejouerez la pièce en lui donnant une fin plus heureuse, insinua le comte de Guiche, comme toujours incapable de résister à la tentation de se montrer insolent.
– Armand, vous allez trop loin, lui reprocha faiblement Philippe.
Très faiblement, même, car, s'il était un peu choqué, c'était surtout la surprise qui se lisait sur son visage. Décidément, ce soir-là, l'ancien enfant d'honneur du Roi se permettait plus de libertés que jamais !
– Vous ne pouvez prétendre connaître mes intentions, et les siennes moins encore, ajouta le prince, d'une voix plus assurée.
Il avait dit "les siennes" comme si le nom de Filippo avait été cité juste avant... Lui-même ne s'en aperçut pas, mais le comte s'en amusa fort.
– Il est vrai que j'ignore vos intentions, Philippe, admit-il sans se démonter, mais je devine vos rêves et je puis affirmer qu'ils sont très possibles, car j'ai souvent croisé votre ami dans le monde, et je sais donc qui il fréquente...
– Les mêmes personnes que vous, j'imagine ?
C'était presque une question superflue. Mais le coeur encore hésitant de Philippe réclamait une certitude. Qu'il obtint :
– Pas toutes, mon ami, pas toutes... Pas les femmes !
Armand se permit même de rire, cette fois, mais Philippe n'y prêta pas la moindre attention.
Pas les femmes... Ça, au moins, c'était clair !
* * *
Donc, là, il faut que je précise que cette histoire sur Louis et Paolo (alias Paul) Mancini, c'est pas moi qui l'ai inventée - je ne me serais jamais permis d'inventer un truc pareil ! lol Bon, c'est peut-être une interprétation un peu personnelle, mais elle me semble plus logique que d'autres.
La version de mon livre préféré du moment (Les Petites Mazarines de Pierre Combescot) est la suivante:
Tout un mois, on a vu le Roi aux petits soins pour Mme de Frontenac, la maréchale de camp des armées de Mademoiselle [comprendre: la meilleure amie de la princesse Anne-Marie, fille du frère de Louis XIII et donc cousine de Louis XIV, qui s'amuse à prendre part à la Fronde]. La Reine a éventé le manège de la belle et renvoyé l'intrigante à d'autres champs de manoeuvres. Qu'il s'amuse des nièces du M. le Cardinal. [Laure-Victoire, Olympe et Anne-Marie; les autres étaient encore à Rome.] Mais Louis a peu de goût pour les petites filles. Le Cardinal pense alors qu'il est temps de filouter les sentiments de son royal filleul. C'est qu'il ne faudrait pas qu'il lui échappât. S'il n'aime pas ses nièces, peut-être aura-t-il plus de penchant pour son neveu. Et d'imaginer aussitôt un favori. La bougrerie, qu'on nomme "vice italien" quand elle est pratiquée par les seigneurs, est chose courante à la cour de France depuis les derniers Valois. Plus personne ne s'en émeut. On en rit même et si l'on rit, la cause est entendue. Mazarin, qui n'a pas perdu sa main d'entremetteur, pousse alors sur le devant du théâtre son neveu Paul. C'est un jeune homme bien fait, plein d'agrément et souple. Le roi le préfère vite à ses autres compagnons, les Vivonne, les Guiche, les Vardes, les Duplessis-Praslin. Ce beau museau d'italien emporte ses faveurs. Tandis que la Cour se trouve à Compiègne et que la Reine a ses extases espagnoles au Carmel de Saint-Denis, que M. le Prince [Condé, l'un des meneurs de la Fronde] bivouaque à Saint-Cloud n'attendant que le moment propice pour fondre sur Paris et que M. de Turenne [celui qui commande les armées du Roi] patrouille du côté de Charenton, le Cardinal, lui, retiré à Melun, donne à goûter au Roi. Le fête se poursuit jusqu'à la nuit, illuminée par les feux de la Saint-Jean. Paul Mancini est de la partie. Le Cardinal caresse son neveu du regard. C'est de loin son préféré. Il forme à son sujet les plus hautes espérances. Il l'a fait élever au collège de Clermont avec les égards d'un prince du sang. Toute l'affaire n'aurait été qu'une bêtise, un épanchement, un de ces émois de jeunesse qui vous vient quand tout dans la nature soupire; on n'en aurait peut-être même jamais reparlé si le valet La Porte ne s'était mis en tête de donner, ce soir-là, un bain au Roi. Et voilà aussitôt le bonhomme qui pousse les hauts cris. Qu'a-t-il aperçu dans les caleçons royaux ? Une carte, une simple carte qui lui semble plus être de Sodome que du Tendre. La Reine, tirée de ses dévotions par ces cris, prie fermement La Porte de se taire et d'aller prendre ses quartiers d'hiver. Le domestique se sent trahi et pense se venger en écrivant des mémoires. Toute l'aventure est tortillée de telle sorte qu'on ne sait plus très bien qui du Cardinal ou du neveu mena cette partie de main chaude. Voltaire minimisera l'incident dans Le siècle de Louis XIV: "Il paraît que La Porte fut trop scrupuleux et trop mauvais physicien; il ne savait pas qu'il y a des tempéraments fort avancés. Il devait surtout se taire. Il se perdit pour avoir parlé, et pour avoir attribué à la débauche un accident fort naturel." Neuf jours plus tard, le 2 juillet 1652, Paul Mancini sera blessé mortellement au combat du faubourg Saint-Antoine. [...] De ce jour, jamais plus on ne parlera de favori à propos de Louis.
Pas pu résister à mettre ça dans la fic. C'était pas prévu au départ, mais dès que ça m'a traversé l'esprit... ^^ Bon, du coup, Philippe et Filippo ne se sont même pas vus dans ce chapitre, mais cette petite digression sur leurs frères respectifs servira plus tard (pour le passage que je suis en train d'écrire maintenant, en fait).
Dernière édition par Cybèle Adam le 28 Avr 2010 18:27, édité 3 fois.
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