J'ai en tête, depuis un moment, un projet qui mettrait en parallèle plusieurs petites histoires qui se dérouleraient au sein d'un kot* mais je ne peux rien proposer tant que ce n'est pas fini et ficelé. Ca me frustre un peu, alors j'ai repris brièvement deux des personnages pour en faire une fiction, un drabble sans prétention. Une réflexion sur le temps qui passe et un constat qui s'impose à moi tout doucement, alors que je finis mes études.
Mais qu'est-ce qu'un kot ? Un kot, en Belgique, est un studio, une chambre dans lequel s'installe un étudiant qui souhaite entreprendre des études supérieures dans une ville. De la même façon, des cokotteurs sont des gens qui vivent ensemble, dans un même kot.
Enfin, le peket est une spécialisé Belge, un alcool sucré et parfumé à beaucoup de goût (violette, cerise, pomme, cactus...)
Voilà pour les petites particularités bien Belges de ce texte
♣♣♣♣♣Ce moment fait partie de ceux que tu imagines à deux ou trois reprises, lors d’une soirée solitaire d’hiver ou à l’aube d’un rayon de soleil, le regard fuyant le cours d’Allemand juridique par la fenêtre qui, comble du hasard, donne sur l’arbre sous lequel se déroule la plupart de tes déjeuners. En réalité, si tu étais, imaginons, le héros d’une série ou d’un clip vidéo, la musique profiterait généralement de ce dramatique instant pour démarrer, guitares et claviers à la clé.
Oui, aujourd’hui est le genre de moment que tu imagines, que tu te représentes avec la larme à l’œil ou l’impatience chevillée aux méninges. Cinq longues années d’étude, choisies un peu au hasard à la sortie du lycée : cinq années de droit, puis tout le reste de travers dirait l’autre. Avocat te semblait être un métier attractif, agréable. Peut-être as-tu simplement trop regardé Ally McBeal en te projetant, toi, grand dirigeant d’un cabinet spécialisé en droit fiscal, la cravate à cent-dix euros épinglée et entonnant «
Let’s the music play » de Barry White entre deux dossiers. Ca, c’était la fiction. Maintenant, la réalité craint un peu plus que ce que tu n’imaginais. Les cours terminent en juin, tu recevras ton diplôme en juillet et serreras les mains moites d’une rangée de dix éminents et détestables professeurs. Non, vraiment les enfants : brûlez Ally McBeal.
Se projeter n’est jamais bon. Que vous ayez dix ans et des plans de carrière aussi foireux que vétérinaire au Brésil ou artiste à New York ou vingt-trois et déjà la nostalgie de votre adolescence, des plus belles années de votre jeunesse écoulée dans un vingt mètres carrés, ce n’est
jamais bon.
Tout d’abord, comment peut-on, très honnêtement accumuler autant de désordre dans un si petit espace ? Empaquetant tes effets personnels, tu poses la main sur un chapitre de droit Européen. Souviens-toi : celui-là même qui te manquait, en deuxième candidature, la veille de ton examen. Puis, des photos, beaucoup de photos. Ce n’est pas bon, vraiment pas bon. Les gens devraient, au fur et à mesure, détruire ces souvenirs. Plus de beuveries, d’anniversaires, de célébrations, de Nouvel An ou de restaurants entre amis. Les visages parfois un peu jaunis et jeunes défilent au grès du tas que tu détailles, traces de punaises et d’épingles en supplément. Elles garnissaient autrefois les murs verts et écaillés de ton kot : elles agoniseront maintenant dans une boîte à chaussure sous le lit ou au grenier.
Tu peux toujours rêver, imaginer cet instant. Toi, étudiant en première année, à l’aube seulement de cette vie folle, ne peut concevoir une seule seconde le sentiment de vide que t’apportera ce jour maudis de juin – ou de juillet, si tu es un peu chanceux – où tu devras plier bagages et déployer tes ailes de moineau atrophié. Tu as dix-huit ans, tu maudis le ciel d’avoir inventé l’Allemand juridique et tu te doutes que tu seras triste, un peu décontenancé. Tu n’imagines même pas la nostalgie qui te prendra au corps en retrouvant, par exemple, cette photo où ton cokotteur a posé un baiser sur ta joue, les yeux imbibés de tequila lors de tes vingt ans.
Tous ces moments, ils se sont envolés pour de bon, les salauds. Tu imaginais avoir le temps de te retourner, de les contempler une dernière fois mais ils sont loin, déjà trop loin. Et toi, tu n'as pas le temps pour ça : toi comme tes neuf sacs, quatre cartons doivent déguerpir avant demain midi, dernier délai.
A cette heure avancée de l'après-midi, tout ce qu’il te reste à faire est de rabattre les volets de ce dernier carton sur lequel tu inscris hâtivement « Fragile » au marqueur indélébile. Cool. Voilà. Le frigo, à revérifier, peut-être ? Check, il est vide. Il a toujours été vide de toute façon, sauf pour un pack de bières, une plaquette de chocolat et deux pots de sauce à Tortillas format "Giga". Périmés, évidemment, les pots. Qui a réellement besoin de deux kilos de salsa piquante, très honnêtement ?
Tu pourrais encore poser la main sur la fenêtre, t’assurer qu’elle est bel et bien fermée. Tu pourrais, oui, mais ce serait la huitième fois de suite. Alors non, tu te dis que c’est ainsi, fini et qu’il ne faut pas traîner en longueur. A moins que, ah oui, peut-être sous le lit. Non, rien. Des moutons de poussières, et la brève sensation, l’envie furtive de revoir les yeux marron de ta pote du quatrième étage qui s’y était planquée pour te faire une surprise. Quoi, vraiment, cela n’arrivera plus jamais ? A la naissance, il devait y avoir une clause qui assurait que le temps filerait toujours trop vite. T’as pas dû la lire et ça t’énerve un peu parce que, du coup, tu te sens con et horriblement seul.
Ouais, tu t’es projeté... Bravo gamin ! Mais celle-là, cette oppressante tristesse, tu ne l’as pas vu venir. Encore moins le départ, la séparation avec David, celui qui a partagé ton taudis et ton pack de bières, ses copines et ses cuites, ses gueules de bois et des cours de rattrapage en néerlandais. Tout à coup, tu regrettes vos disputes, les conflits sur les courses, la vaisselle, tes gueulantes parce qu’il a, un jour, paumé le trousseau de clés du kot. De pas avoir prit le temps de parler plus, de discuter avec lui, de passer du temps à ne rien faire sinon mater la TV ou rêvasser, une bouteille de peket violette entre vous deux. Tu regrettes de ne pas avoir vu l'impensable venir. Oui, vingt mètres carrés, ça décuple les sentiments, dit-on. Tu as repoussé l’échéance, tes confidences et ton aveu maladroit à celui qui t’est resté fidèle cinq années durant.
Tu as tellement postposé les choses que cela te semble inutile, aujourd’hui, de commencer une histoire. Ne pourrais-tu pas laisser les souvenirs intacts, l’amitié que vous baptisiez d'indéfectible par l'audace de vos vingt-ans et par l'ignorance du sens de ce mot ? Oui, indéfectible, ça claquait, ça sonnait positif et donc sûrement pas trop loin de la vérité. Tu pourrais être sage, la laisser s’évanouir doucement, sous le coup de la distance, de la vie active et de la vie qui vous change ? Ce serait beau à raconter plus tard.
Non, tu ne peux pas. Parce qu’au moment où tu ouvres la porte pour te débarrasser du premier carton, il est là. Il a les yeux un peu humides de voir la pièce si vide, si nue, débarrassée de ces posters et des résumés épinglés dans la cuisine, au-dessus de l’étagère qui accueillait autrefois vos céréales préférées et la bouteille de lait.
Il a mit ses petites lunettes rectangulaires, noires, qui le vieillissent. Tu n’as jamais osé lui dire, en réalité, et ce n’est pas vraiment le jour pour rattraper ce méfait. Ses cheveux sont plaqués en arrière, battus par le vent qui fait rage dehors. Allez, avoue : tu es dingue de lui. Et toujours aussi convaincu que ce n’est pas le moment, n’est-ce pas ?
Quand il t’attrape le bras pour te dissuader de prendre ce carton qui patiente à tes pieds, tu relèves doucement la tête et acquiesce, la gorge nouée quand il te propose un « dernier verre » au café du coin, celui que vous squattez depuis le début de cette colocation. Il renchérit : un spaghetti bolo’, peut-être même ? Celui de Mario est tellement bon que tu n’en trouveras plus de pareil dans ton coin perdu, assure-t-il.
Aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire. Tu t’es toujours projeté : vie, étude, boulot, avenir. Et si, pour une fois, tu voyais simplement venir ? Les dents mordillant cette infortunée lèvre tremblante, tu toussotes :
- Au fait, faudrait que j’te parle d’un truc…
Il sourit, il a compris. Regards de connivence, baiser emporté dans l’encadrement de la porte, caresses au bistrot dont les murs suintent les souvenirs, ce n’était pas prévu dans le plan. Et c’est très bien comme ça.
Sous le soleil mourant de juin, dans la voiture chargée de tes paquets, tu le regardes s’installer sur le siège passager et dresser le programme de ces six prochains mois. Un cinéma par-ci, un week-end à Bruxelles par-là. Oui, oui, continue David, ne t’arrête pas. D’accord, vous vivrez chez vos parents quelques mois et ce ne sera pas simple, mais alors ?
La vie kotinue, autrement. Et rien d’autre n’a d’importance,
n'est-ce pas ?
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Voilà pour ce texte un peu spontané et décousu qui avait le mérite de m'occuper ce samedi soir.