Un petit chapitre de transition
3James Hesse possédait un petit atelier réalisé par un architecte dans le style des échoppes bordelaises, non loin de la rue du Roi de Sicile, proche de la galerie. Il y entreposait la plupart de ses toiles et le caractère atypique de ce petit loft légèrement en retrait lui donnait l'impression d'un petit havre de paix contrastant avec la foule qui grouillait dans le Marais. Bref, c'était un endroit qui lui ressemblait, décalé et isolé.
Le jeune homme de la veille frappa à la porte et entra comme s'il était chez lui, inspectant sans complexes les murs et les nombreux tableaux qui s'y affichaient dans une lumière un peu trop crue.
- Thé? Café ? demanda le peintre depuis la porte de sa minuscule cuisine.
- Chocolat chaud, répondit le brun.
James sourit en lui-même, son invité était à mi-chemin entre l'enfance ingénue et la désillusion de l'âge adulte. Bon sang, depuis combien de temps n'avait-il pas bu lui-même un simple chocolat au lait ?
- Tu as un nom ?
- Angel.
L'artiste le détailla un instant d'un regard expert. Une simple chemise blanche un peu froissée sur le même jean délavé que la veille offrait une tenue apparemment décontractée mais savamment étudiée pour qui savait observer. Il trouva son nom en parfaite adéquation avec ce qui émanait de lui. Oui, un air réellement angélique... même si cette innocence était clairement enfouie sous une de ces épaisses carapaces que certains coups durs de la vie vous obligent à endosser pour vous protéger des autres. Et c'est précisément ce qu'il aimait saisir dans une toile, ce qu'il y a de plus enfoui en chacun de nous.
Angel se dirigea vers le coin de la pièce qui s'apparentait le plus à un atelier. Il s'y trouvait un chevalet avec une toile blanche et une multitude de pinceaux face à une simple chaise. Il commença à déboutonner sa chemise.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je croyais que vous vouliez un modèle.
- Oui, mais ça n'implique pas forcément de se déshabiller.
Le plus jeune leva les yeux vers son aîné et le regarda avec une intensité qui avait tout du défi.
- A votre façon de me reluquer dans la galerie, je pensais que vous alliez me proposer de poser nu.
James ne s’en laissa pas découdre, bien au contraire, la provocation de cet effronté l’amusait et, à vrai dire, lui plaisait.
- Alors tu pensais vraiment que c’était un plan… comment disais-tu déjà ? Ah oui, un plan drague éculé pour midinettes écervelées ?
Il partit d’un éclat de rire contagieux auquel le jeune homme résista. Apparemment, il n’aimait pas se sentir la risée de son public. Il répondit en affrontant le regard océan et bienveillant du peintre :
- Pourquoi ? Je ne te plais pas ?
Le sourire du blond s’élargit encore d’un cran. C’était la première fois qu’Angel le tutoyait et c’était fait avec la même fausse assurance qu’il affichait depuis leur première rencontre.
- Là n’est pas la question. Je préfère les portraits, ils sont l’occasion de capter l'essence même des choses.
Il attrapa un grand carnet de feuilles blanches et poursuivit sur un ton plus sérieux.
- On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. Et la beauté intérieure me séduit plus que celle du corps. Enfin, artistiquement parlant…
Il lui fit un clin d'œil en achevant sa phrase sur ces derniers mots. Angel ne répondit pas immédiatement, il reboutonna un par un les boutons de sa chemise sous le regard nullement gêné du peintre.
- Attends...
James posa sa main sur la sienne alors que le jeune homme s'attaquait au troisième bouton de sa chemise. Ce contact surprit le futur modèle. Cette main, presque autoritaire, qui l'arrêtait dans son geste était rugueuse et douce à la fois, la pulpe des doigts rendue lisse par la térébenthine. La sensation était étrange. Il en trembla légèrement.
- Comme ça, c'est parfait.
Le brun parut un peu embarrassé mais se reprit avant que son hôte ne s'en aperçoive. Ce dernier d'ailleurs ne semblait pas réellement concerné, il avait déjà saisi un fusain et commençait à faire courir son trait sur les pages blanches de son carnet. Angel prit place sur la chaise, la chemise négligemment ouverte sur les deux premiers boutons, le profil fier mais le regard un peu dans le vague.
- Et si tu prenais cet air condescendant que tu as quand tu regardes mes toiles ?
Angel sourit. C'était son vrai premier sourire. Détendu, sincère, vrai. Exactement celui que le peintre voulait voir apparaître sur ce visage d'ange déchu.
- Et qu'est-ce que tu lis dans mes yeux? demanda le plus jeune pour reprendre contenance devant le regard profond du portraitiste qui le troublait plus qu'il ne l'aurait imaginé.
- Bien plus de choses que tu ne diras par les mots.
Ils se turent tous deux. Le peintre était dans son élément, le regard perçant, les doigts estompant les esquisses qui naissaient sous leurs mouvements et seul le bruit du fusain sur le papier crissait légèrement dans le silence de l'atelier.
- Je crois que ça suffira pour aujourd'hui, déclara enfin James, comme sorti d'une transe.
- Combien de temps cela prendra-t-il ?
- Deux ou trois jours.
Angel sauta de sa chaise et vint spontanément se poster derrière l'épaule du dessinateur, il jeta un œil aux croquis réalisés et resta songeur quelques secondes.
- Tu as du talent, dit-il simplement.
James était habitué aux compliments. Des critiques artistiques. Des amateurs éclairés. Des étudiants pompeux. Mais là, dans la bouche de ce jeune homme si avare en compliments, ça le toucha inexplicablement.
A suivre