Bon, vous m'avez boostée pour que je me bouge un peu, du coup, je me dépêche tan que j'ai un peu de temps.
4Au fil des jours, une imperceptible complicité se tissait entre les deux hommes même si aucun d’eux n’était vraiment enclin au bavardage intempestif. C’était juste comme une indéfinissable sensation de bien être, une quiétude, une atmosphère de confiance réciproque.
- Qu’est-il arrivé à ta jambe ? demanda un jour Angel avec sa spontanéité habituelle.
James se montra plus hostile que d’ordinaire dans sa réponse mais lâcha malgré tout :
- Un accident de voiture.
Une ombre avait rapidement traversé son front et estompé un peu de la douceur naturelle de ses yeux clairs. L’espace d’un instant infime, il avait paru happé par des souvenirs lointains. Alors, pour être sûr de ne pas relancer le sujet, il déclara :
- Je crois que c’est terminé, tu veux voir ?
Angel s’étira, les membres un peu engourdis par les heures de pose infligées par le peintre et se dirigea vers la toile. Il resta interdit un long moment.
- Est-ce que ça te plaît ?
- C’est…wow.
Fidèle à lui-même, il s’était pourtant préparé à asséner une phrase détachée pour cacher son enthousiasme mais ce simple portrait l’avait secoué plus qu’il ne l’aurait imaginé. Il tarda à trouver les mots pour exprimer son trouble et demanda finalement :
- Comment fais-tu pour voir… pour voir ça en moi.
- Voir quoi ?
- Ce regard, cette force et…
- Cette fragilité ?
A ces mots, le fier jeune homme se rembrunit mais concéda d’une voix presque fébrile :
- Je ne pensais pas que ça se voyait.
- On a tous des démons intérieurs et c’est dans les yeux qu’on les devine le mieux.
En entendant cette réponse, Angel eut la désagréable sensation d’être percé à jour. Il se passa distraitement la main dans l’encolure de sa chemise, découvrant une partie de son épaule. Réalisant son geste, il se reprit mais James avait eu le temps d’apercevoir de larges marques rouges sur sa peau, il demanda sans détours:
- C’est quoi ces traces ?
Au moment où il avait posé la question, il avait su qu’il aurait mieux fait de s’abstenir. C’était trop direct et, manifestement, trop personnel, tout autant que l’avait été celle posée par le jeune homme concernant sa jambe. Mais c’était trop tard pour reculer. Angel se raidit immédiatement et se ferma au dialogue.
- Mes démons ne sont pas si intérieurs…
- Angel…
- On va en rester là, tu veux bien !
Si les mots n’étaient pas réellement inamicaux, le ton, lui, était parfaitement glacial. Implacable. Puis, il se dirigea vers la porte d’un pas rapide afin de lutter contre l’émotion qu’il ne parvenait à contenir et qu’il ne voulait pas exposer devant le peintre. Il sortit sans un regard malgré l’averse qui redoublait et inondait les trottoirs parisiens.
James n'aimait pas l'idée de le voir partir de cette manière. Sans doute craignait-il qu'il ne revienne pas. Alors, mu par une soudaine inspiration, il ouvrit sa porte d'entrée. Angel n'avait pas bougé du perron. Il était assis sur les premières marches, impassible. Trempé par la pluie battante. Le peintre se demanda s'il pleurait, c'était difficile à apprécier avec toute cette eau. Il attrapa un parapluie et vint s'asseoir à côté de lui sans dire un mot. Il attendit simplement.
- Mon père est mort quand j'avais quatorze ans. Et ma mère a épousé ce décérébré deux ans plus tard. Un homme rustre, sans esprit et qui s'écoute parler.
- C'est lui qui t'a fait ces marques ?
Les cheveux collés par la pluie recouvraient entièrement le regard du jeune homme et il parlait sans tourner le visage vers son interlocuteur. Il semblait fixer un point inexistant en face de lui. Il tarda à répondre.
- Il a compris très tôt ce que j'étais.
- Ce que tu étais ?
- Que je préférais les hommes...
- Oh...
- Il n'a pas fait que me battre...
Les mots devenaient pénibles et la voix baissait d'intensité. James sentit qu'il devrait lui arracher ce poids qu'il avait sur le cœur avec beaucoup de patience s’il voulait comprendre l’origine de cette tristesse profonde. Dans ses yeux trop brillants, il devinait des larmes difficilement contenues que sa fierté ibérique refusait de laisser couler…
- Angel...
Le jeune homme inclina légèrement son visage vers le blond, rappelé au présent par le son très doux de sa voix.
- Qu'est-ce que cet homme t'a fait ?
Angel ne se braqua pas cette fois-ci.
Pourquoi diable se sentait-il tellement en confiance avec cet inconnu qui avait juste su croquer un peu trop de lui dans un simple portrait ? Peut-être justement parce qu’il percevait cette bienveillance présente dans chaque inflexion de sa voix, cette indulgence et cette immense générosité qu’il devinait dans le bleu profond de ses prunelles.
A présent, il grelottait légèrement mais semblait ne pas s'en rendre compte. Il prit son inspiration sans cesser de fixer le vide et murmura :
- Il venait le soir dans ma chambre, il s’allongeait de tout son poids sur moi… J’avais beau me débattre, je ne pouvais pas m’y soustraire. Les coups de ceinture, c’était juste pour s’assurer que ma mère ne m’entende pas crier.
Il fit une nouvelle pause et déglutit. Sa voix s’était teintée d’un mélange de colère contenue et d’amertume.
- Il disait que ça me passerait l’envie d’essayer avec d’autres. Qu’il faisait ça pour mon bien. Parce qu’il m’aimait.
James passa une main dans ses mèches dorées et laissa filer quelques longues secondes avant de réagir, laissant à son jeune ami le temps de calmer sa respiration puis doucement, il posa sa main sur son épaule et déclara dans un souffle :
- Ce n'est pas ça, aimer, Angel.
Enfin, le garçon le regarda dans les yeux. La braise contre la glace. Le feu contre l’océan bleu des prunelles du peintre.
- Alors, montre-moi, lança-t-il avec une pointe de défi mêlée d’une vraie fragilité.
James hésita. Il avait peur de le blesser davantage, il sentait bien que le jeune homme détestait se montrer si vulnérable. Il y avait une sensualité folle dans la fierté de ce jeune adulte écorché vif et l’artiste était plus que quiconque sensible aux fêlures de l’âme.
Alors sans lâcher le parapluie, il glissa les doigts fins de sa main gauche dans les cheveux mouillés qui lui faisaient face. Il dévia vers sa nuque et l’attira tout doucement vers lui d’une légère pression qui était comme une invitation. Angel se laissa guider par ce léger mouvement et leurs lèvres se rencontrèrent. Celles du peintre, un peu rêches, imprégnées de thé à la bergamote et de l’iode des embruns marins de sa maison de bord de mer. Celles de son modèle, douces comme une peau de pêche, au goût de chocolat chaud. Deux univers différents. Et pourtant, une parfaite alchimie. Un pur moment d’éternité.
Une passante toussota les ramenant à la réalité. James retira sa veste, la posa sur les épaules trempées de son cadet et l’invita à se lever.
- Viens, il faut rentrer te sécher.
A suivre