Montaigne et La Boétie...
Il est vrai que l'on ne pense pas forcément à les mentionner, ces deux-là. Et pourtant, dieu sait à quel point ils se sont aimés...
Lorsque j'étais en seconde (époque de cette admirable amitié dont je vous ai déjà parlé), notre prof de français nous fit étudier Montaigne. J'en profitais donc pour dormir... jusqu'à ce qu'elle évoque l'étonnant attachement qui liait les deux hommes... Je ressentis un véritable coup au coeur lorsque je l'entendis citer cette phrase désormais célèbre : "Parce que c'était lui. Parce que c'était moi." C'était faire naître en si peu de mots la qualité d'un lien tellement insaisissable ! Et je pouvais enfin, moi aussi, mettre des mots sur ce que je ressentais...
Leur amitié fut profonde, à telle point d'ailleurs qu'elle fut l'objet de suspicion à l'époque, et l'est encore aujourd'hui... Laissons dire les imbéciles !
La mort de La Boétie, à l'âge de 33 ans, vint malheureusement mettre fin à leur merveilleuse complicité. J'avais lu, dans je ne sais plus quelle biographie de Montaigne, que celui-ci ne s'en était jamais vraiment remis. Il dut en tout cas attendre 29 ans avant de pouvoir rejoindre son âme-soeur.
Voici, tiré de ses fameux "Essais", sa vision du lien qui l'unissait à La Boétie (j'ai souligné en gras les passages que je trouve particulièrement émouvants et évocateurs) :
"Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : «Parce que c'était lui, parce que c'était moi.»
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence*, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus) **, elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien."
..* Intelligence : entente
** Montaigne était âgé de 25 ans, La Boétie en avait 28
Source
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"I'm kind of a believer in reincarnation and that stuff, and I feel I cannot have made these friendships by chance. I feel we've met each other before and it was our destiny to come together, like it's destiny of the characters to come together." (Dom Monaghan)
"Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui. Parce que c’était moi." (Michel de Montaigne, évoquant son amitié pour Etienne de la Boétie) .
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