Le lendemain, Audrey fut d’humeur morose. Elle était prise entre son amitié pour Nathan et la réelle sympathie qu’elle éprouvait à l’égard de Duke, même quand elle était loin de lui. Elle ne voulait pas mentir à son coéquipier, mais pas non plus envenimer la situation entre les deux hommes, et en tout cas, pas avant d’avoir prouvé sa théorie.
Nathan ne chercha pas à savoir ce qui contrariait sa partenaire. L’indiscrétion n’était pas dans sa nature. De plus, il pensait déjà savoir de quoi il s’agissait. Malgré toute la réserve dont avait fait preuve Audrey pour faire ses recherches ou poser ses questions concernant Duke, Haven était une petite ville, et l’information lui était vite revenue aux oreilles. Il n’avait pas à la mettre en garde, elle était, ou avait été, un agent du FBI après tout. Elle devait savoir ce qu’elle faisait.
Mais malgré ses bonnes résolutions, Nathan ne pouvait la laisser à la merci de son meilleur ennemi.
Audrey avait décidé de parler à Duke, sans se laisser toucher afin de garder la totale maitrise de la situation. Malgré le vent violent qui balayait Haven et l’avis de tempête annoncé pour la soirée, elle avait pris sa voiture. Elle attendit le départ des derniers clients qui avaient osé s’aventurer au restaurant et se glissa à l’intérieur.
- Je ferme tôt à cause de la tempête, dit Duke en la voyant.
- On doit parler, répondit Audrey sans faire mine de partir.
Duke hésita un instant, mais devant le regard déterminé de la jeune femme, il lui proposa un verre et elle accepta. Il passa derrière le bar, servit deux cocktails et revint s’asseoir à côté d’elle. Quand il lui tendit son verre, elle prit garde de ne pas toucher ses doigts en le prenant. Duke le remarqua immédiatement mais ne le montra pas. Il commençait déjà à soupçonner qu’elle n’était pas là que pour ses beaux yeux.
- Quel est ton pouvoir ? demanda Audrey sans préambule.
- Quel pouvoir ?
- Allons Duke. Pas de ça avec moi. Je t’ai vu avec tous ces gens. Tu les manipules à ta guise par simple contact.
Audrey allait plus à la pêche qu’autre chose. Elle lançait la ligne et attendait de voir si Duke allait mordre ou non. Et le silence qui suivit lui fit penser qu’elle avait peut-être ferré le poisson.
Duke aurait pu se défendre, mentir, mais il avait affaire à un agent du FBI, il en était conscient. Elle ne renoncerait pas. Il aurait aussi pu lui avouer la vérité, lui faire confiance, ça ce n’était pas tellement un problème. Le problème, c’est qu’elle était trop proche de Nathan. Pourrait-elle lui cacher la vérité ? Non, il n’y avait qu’une solution, la détourner de son obsession, à savoir lui.
Avant qu’Audrey n’ait le temps de réagir, Duke se leva et l’enlaça. La jeune femme voulut résister sachant ce qu’il était en train de faire, mais il la maintint fermement et très vite il fut trop tard. Sa résistance fut plus que molle et quand elle sentit la main de Duke sur sa nuque, elle capitula. C’était un peu comme quand on somnole. Elle savait qu’il ne fallait pas mais n’avait pas la force de se battre. Duke n’était pas fier de ce qu’il faisait, mais il n’avait pas le choix. Une fois Audrey folle de lui, même si ce n’était que pour un soir, il lui suggérerait d’oublier tout ce qu’elle avait appris. Dans sa folie amoureuse, elle accepterait et son inconscient refoulerait ça au plus profond d’elle-même. Et même si ensuite, elle ne ressentirait plus rien pour lui, elle aurait oublié.
Nathan était resté à distance respectueuse d’Audrey, même si avec cette pluie, elle l’aurait difficilement remarqué la suivant. Inutile de la coller, de toute façon il savait où elle allait. Une fois au restaurant, il avait hésité à intervenir. Son amie était du genre indépendante, et le voir débarquer en chevalier servant pour la sauver n’allait sans doute pas être à son goût. Mais après réflexion, il valait mieux qu’elle lui en veuille que de se retrouver avec Duke. Il était persuadé qu’une relation entre eux n’allait aboutir qu’à la faire souffrir. Lorsqu’il quitta enfin son véhicule pour pénétrer dégoulinant dans le restaurant, ce fut pour découvrir Duke et Audrey en train de s’embrasser et la jeune femme semblait y prendre beaucoup de plaisir.
Une vague de jalousie submergea Nathan. A ce jour, elle était la seule qui lui avait fait ressentir quelque chose. Un simple baiser sur la joue, sans doute anodin pour elle, mais qui avait été synonyme d’espoir de guérison pour lui. Il ne lui avait rien dit pour ne pas qu’elle se sente coupable de fréquenter quelqu’un d’autre, mais de là à la voir dans les bras de Crocker !
Nathan se précipita vers les deux tourtereaux et écarta violemment Audrey des bras de Nathan.
- NE LA TOUCHE PAS ! hurla-t-il à un Duke surpris de le voir là.
Et avant qu’il n’ait le temps de répondre, il sentit le poing de Nathan se fracasser, ou plutôt, lui fracasser la mâchoire. Duke partit à la renverse sous l’impact et se retrouva au sol. Il s’attendait à devoir répliquer et se remit très vite sur pied, mais le policier tirait déjà Audrey dehors.
Nathan avait mené Audrey jusqu’à sa voiture sans réelle résistance de sa part.
- Mais qu’est-ce qui te prend ? lui cria-t-il en la secouant, les bourrasques de vent modulant ses paroles.
Audrey, plus ébranlée d’avoir failli se faire manipuler que du baiser en lui-même se dégagea de l’emprise de son partenaire.
- Ça va, dit-elle d’une petite voix.
Nathan voulut en rajouter mais Audrey l’arrêta d’un geste de la main.
- Ramènes-moi, dit-elle en commençant à greloter. S’il-te-plait.
Il lui ouvrit la porte et l’aida à monter dans son véhicule.
- Tu es sûre que ça va ? osa-t-il timidement.
Audrey ne répondit pas tout de suite. Duke n’avait pas répondu à sa question, il avait fait mieux, il lui avait prouvé qu’elle avait raison. Elle mit ses bras autour de son corps dans l’hypothétique espoir de se réchauffer, mais en vain. Le froid ne venait pas seulement de ses vêtements trempés mais de l’intérieur d’elle-même, de ce qu’elle s’apprêtait à dire à Nathan. Et elle se lança.
A cause de la tempête, Nathan roulait prudemment, écoutant Audrey lui raconter ce qu’elle avait découverte sur Duke. Il ne dit rien durant tout le trajet, semblant totalement absorber par l’idée de ne pas les jeter contre un arbre et lorsqu’ils atteignirent la maison d’Audrey, celle-ci finissait son argumentation.
- … faudrait faire analyse ce qu’il sécrète pour en avoir le cœur net. Mais je ne sais pas si celui ou celle qui fera ces analyses pourra rester objectif.
Nathan la regarda un moment sans parler. Une foule d’idées confuses se bousculaient dans sa tête. Une seule pensée sensée émergea de ce chaos.
- Tu devrais aller te sécher, Audrey. Nous reparlerons de ça demain. Et surtout, tu n’ouvres pas à Duke !
Audrey acquiesça et quitta la voiture en courant pour se mettre à l’abri, avant de se rendre compte qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû proposer à Nathan de rester avec elle. Mais avant qu’elle ne puisse faire demi-tour il était déjà parti.
- Pas de bêtise, Nathan, murmura-t-elle pour elle-même et pour la pluie.
♦
Nathan Wuornos n’avait pas hésité un instant. Il savait où le trouver, où était son repaire. Malgré la façade de respectabilité que lui procurait son restaurant, son fief restait son bateau. Le vent faisait tanguer la voiture et les essuies-glasses n’arrivaient pas à bout de la pluie, mais il aurait pu atteindre le port et le bateau de Duke les yeux fermés.
La colère aveuglait tellement Nathan qu’il faillit tomber à l’eau en glissant sur la passerelle et lorsqu’il prit pied sur le pont du bateau, il se dirigea directement vers la cabine, luttant contre le vent qui semblait vouloir le retenir. Il tenta d’ouvrir la porte sans succès, alors il cogna dessus en hurlant le nom de Duke.
A l’intérieur, Duke Crocker tenait une poche de glace sur sa mâchoire. A cet instant, il enviait le fait que Nathan ne puisse ressentir aucune douleur quand il entendit le flic marteler sa porte. Crocker envisagea de le laisser s’acharner contre ladite porte en métal, sachant qu’il ne risquait pas de l’enfoncer, ni de la traverser s’il lui prenait l’envie de tirer dessus. Mais il était conscient que cette conversation devait avoir lieu, aujourd’hui ou plus tard. Et puisque sa mâchoire était déjà à moitié démise…
Duke ouvrit la porte au moment ou Nathan allait y asséner un nouveau coup. Il regarda le poing levé, stoppé dans son élan, puis plongea son regard dans celui de Nathan, attendant le choc. Mais au lieu d’un coup de poing, Nathan l’agrippa par sa chemise et le fit sortir de sa cabine en le plaquant violemment contre la paroi métallique près de la porte. La coursive supérieure aurait pu les abriter si le vent n’envoyait pas sur eux des rafales de pluies.
- TU N’AS PAS LE DROIT ! hurla Nathan.
- Le droit de quoi ? demanda Duke sur le même ton pour se faire entendre.
- De manipuler les gens… Mon père… Audrey…
- Je n’ai pas manipulé ton père, commença Duke.
- Arrête de mentir ! cria Nathan en essayant de le frapper.
Crocker s’était attendu à cela et il évita le poing de Nathan qui se fracassa contre la paroi. Duke le contourna, tout en lui faisant toujours face, mais en reculant petit à petit vers la passerelle. Nathan n’était pas en état d’être rationnel. Il fallait que la tempête se calme, au propre comme au figuré pour avoir une conversation sereine. Mais Nathan ne l’entendait pas de cette oreille. Il comprit ce que Duke manigançait et il le rattrapa pour le plaquer à nouveau, contre le mas en métal, et cette fois-ci, il ne relâcha pas son emprise.
- Je suis désolé pour Audrey, se défendit Duke. Je voulais juste qu’elle ne cherche pas à en savoir plus. Je n’ai jamais voulu la séduire. Elle ne m’intéresse pas. Je te la laisse.
- Et mon père ! Tu vas aussi me faire la faveur de me le laisser ?
- Je n’ai jamais manipulé ton père, Nathan. Il sait.
- Il sait… ?
- Pour moi, il sait…
Duke n’avait pas hurlé ces paroles, mais elles explosèrent dans l’esprit de Nathan comme une bombe.
Nathan plaquait toujours Duke contre le mas, mais moins fermement. Celui-ci aurait sans doute pu se dégager de cette emprise, mais il n’en avait pas envie. Il pouvait lire sur le visage de celui avec qui il avait grandi la peine qu’il venait de lui causer. La peine pour avoir tenté de manipuler Audrey, pour avoir eu un secret avec son propre père, pour être capable de procurer du plaisir au gens, alors même que Nathan n’en ressentirait peut-être jamais. A ce moment là, Duke aurait voulu que Nathan le frappe encore et encore, il aurait voulu avoir mal pour oublier ce qu’il était, un autre phénomène. Mais la douleur avait remplacé la colère dans le cœur de Nathan Wuornos. A cet instant, il n’aspirait qu’à une chose, rentrer chez lui et vider une bouteille. Quitte à ne plus rien ressentir, autant aller jusqu’au bout.
Mais le ciel de Haven, cette nuit là, en avait décidé autrement.
Il fallut moins d’une seconde pour que la foudre frappe le mas, descende le long de la tubulure métallique et vienne traverser Duke Crocker. Celui-ci sentit une brulure dans son dos et avant qu’il n’ait eu le temps de réagir et de se dégager, son corps fut pris de soubresauts violents et sa tête vint heurter le mas. Nathan ne sentit pas la décharge le traverser également à cause de sa neuropathie. Aveuglé par l’éclair et désorienté par le bruit du tonnerre qui avait suivi, il mit quelques secondes à réagir, mais c’était trop tard. L’électricité s’était dispersée à travers la structure du bateau et ce fut le corps inerte de Duke qu’il rattrapa juste avant qu’il ne s’effondre.
- DUKE ! hurla Nathan en le secouant pour lui faire reprendre connaissance mais en vain.
Comme si la foudre avait libérée Nathan de toutes les émotions qui le paralysaient l’instant d’avant, il redevint un policier. Il commença par porter Duke jusque dans sa cabine pour le mettre à l’abri et l’allongea sur le lit. Puis il prit son portable pour appeler les secours mais constata que celui-ci avait subis les effets de son électrocution. Mort. Le radio réveil alimenté par prise avait subis le même sort, mais le portable de Duke était sur sa table de chevet… en bois. Cette matière avait servi d’isolant et Nathan put prévenir l’hôpital.
Nathan reporta alors son attention sur le corps inerte de Duke. Il chercha son pouls, mais leurs corps ruisselants de pluie rendaient la tâche difficile. Rien à la carotide, rien en posant sa main sur sa poitrine. Celle-ci ne se soulevait plus.
- Je t’interdis de mourir ! Tu m’entends ? Je n’en ai pas fini avec toi.
Nathan se mit à cheval sur Duke et commença le massage cardiaque. Puis il arrêta, posa sa bouche sur celle de Duke, lui pinça le nez, et lui insuffla de l’air. Nathan fut soudain submergé par une douloureuse émotion, quelque chose d’incontrôlable et d’affolant. Mais il parvint à reprendre le contrôle et reprit le massage, puis le bouche-à-bouche et encore le massage, jusqu’à ce que la poitrine de Duke se soulève à nouveau. Nathan chercha son pouls et le trouva sans problème.
Quelques minutes plus tard, l’ambulance les emmenait tous les deux. Nathan avait protesté qu’il n’avait rien, mais son chef, et accessoirement père, lui avait ordonné de subir des examens.
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(à suivre...)