Et voilà, comme promis...
Chapitre 15Cela faisait maintenant presque une heure que Johnny était revenu chez Evan, mais il était encore sous le choc de ce que venait de lui apprendre Natalia.
Au moment même où il croyait sortir la tête de l’eau, il coulait à pic.
Le faramineux cachet promis par Bing était son dernier espoir d’échapper au sort qui l’attendait : expulsion de son coquet appartement de New York, saisie par la banque de la maison de ses parents, mise aux enchères de ses manteaux de fourrure… La dégringolade.
Sans compter l’intervention des services sociaux de protection des peluches, qui lui arracheraient Ping et Pong pour les placer chez un maître plus responsable.
Mais si Johnny pleurait avec autant de ferveur, c’est surtout parce qu’il n’avait plus aucune raison de rester à Chicago, avec Evan. C’en était fini de leur duo, et de leur histoire.
« Mon histoire avec Evan », répéta intérieurement Johnny, soudain dubitatif. Avait-elle seulement commencé, cette histoire ? Y avait-il quelque chose à conclure du baiser de la veille ?
Evan n’avait pas eu une parole pour le réconforter. Depuis leur retour à l’appartement, il était affalé devant un match de basket. Il ne pouvait pourtant pas ignorer dans quel pétrin Johnny se trouvait. D’autant que ce dernier s’appliquait à sangloter le plus bruyamment possible.
Mais fallait croire qu’Evan s’en foutait… Qu’il ne pensait qu’à ses petits problèmes à lui. Au chèque qui venait de lui passer sous le nez. À la berline qu’il ne s’achèterait pas. Et tant pis si Johnny était sur la paille.
Johnny poussa un soupir. Il avait bien fait de ne pas se bercer d’illusions au sujet d’Evan. C’était juste un hétéro en manque. Ça n’était pas la première fois que ce genre de mésaventure lui arrivait. Il avait l’habitude. Ça ne le touchait plus. Du tout.
N’empêche… Même s’il s’efforçait de se persuader du contraire, Johnny en avait gros sur la patate. Il avait fini par s’attacher...
*
Johnny s’assit sur l’accoudoir du canapé, jambes croisées. Evan semblait très concentré sur son match.
« Faut que je retourne à NY », lâcha Johnny en s’efforçant de ne pas chigner.
Le visage d’Evan ne marqua aucun sentiment, à tel point que Johnny crut qu’il n’avait pas entendu. Mais il n’en était rien :
« Et alors ? grommela Evan au bout de dix longues secondes.
– C’est tout », répondit Johnny d’une voix blanche.
Il avait l’impression de tomber dans le vide. Et pourtant, il partait de très bas.
Son regard obliqua vers la grande baie vitrée du salon. Il neigeait à gros flocons.
Comment allait-il rentrer chez lui ? En stop, à attendre sur le bord de la route qu’un automobiliste s’arrête ? Alors qu’il gelait à pierre fendre ? Il allait mourir de froid !
Mais méritait-il autre chose ? Il avait dilapidé son argent et ruiné ses parents. Qui le pleurerait, à part Ping et Pong ?
Tandis que Johnny se levait pour aller préparer ses bagages, Evan lui lança dans un sursaut d’humanité :
« J’ai une voiture. T’veux que je te conduise à l’aéroport ? »
Ce n’était pas vraiment le soutien que Johnny attendait. Mais dans l’état de détresse où il se trouvait, c’était déjà mieux que rien.
« Je me magne », se borna-t-il à répondre – il n’allait tout de même pas dire merci !
Johnny fit machinalement ses bagages. Alors qu’il pliait ses slips, le jour de son arrivée lui revint en mémoire. Tant de choses avaient changé en si peu de temps…
Ça lui en coûtait de partir, plus qu’il ne l’avait imaginé. Il aimait cet appartement. Et surtout, il s’était habitué à la présence d’Evan. Même si ce n’était pas un gars commode.
Dix minutes plus tard, la malle de Johnny était dans le hall d’entrée, pleine à craquer – il avait sauté à pieds joints sur la coque pour la boucler.
Il se planta devant le miroir mural, enfila son manteau, ses gants en cuir, son étole de renard, avant de repoudrer son front et le bout de son nez. Même au fond du gouffre, il veillerait toujours à rester parfait.
Mais où avait-il fichu son fard à paupières taupe ?
Tandis qu’il se pomponnait, Evan, déjà prêt et pressé de lever le camp, examinait sa malle d’un air intrigué :
« Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? finit par lui demander Johnny.
– Y a un truc qui dépasse.
– Hein ?
– Les oreilles du machinchose, tu les as coincées en refermant ta malle…. Bon, grouille-toi, je vais chercher la voiture »
Le temps de rouvrir la malle, de repousser Pong au fond du linge et de refermer le tout, Evan klaxonnait au bas de l’immeuble.
Johnny lança un dernier regard en arrière, puis il descendit.
*
Le trajet jusqu’à l’aéroport lui parut interminable.
Entre le brouillard, la neige tombant par paquet, la glace tassée sur les essuie-glace, le cul énorme du camion de devant, et le nuage qui venait se coller au pare-brise à chaque dépassement, c’était à peine s’il entrapercevait le paysage.
Crispé sur son volant, Evan roulait au ralenti, en zigzagant sur la route verglacée. Les véhicules accidentés qui s’entassaient au bord de la voie ne l’aidaient pas à se détendre.
Johnny tenta de lire le magazine qu’il avait fourré dans son sac à main, mais il ne réussit qu’à attraper la nausée. Autant dire qu’il fut soulagé d’apercevoir enfin le panneau indiquant la sortie pour l’aéroport. Le calvaire touchait à sa fin.
Lorsque Johnny posa le pied sur le parking, il se rendit compte qu’il était perclus de courbatures.
Décidément, ce voyage ne lui laisserait que de mauvais souvenirs.
Il entortilla plus étroitement son étole autour du cou, car le vent soufflait très fort.
Durant tout le trajet, Evan et lui n’avaient pas échangé une parole. Ou presque.
À la vingt-cinquième minute – Johnny n’avait pas quitté sa montre des yeux – Evan avait éructé une espèce de borborygme, traduisible par : « Quel temps de merde ! »
Johnny avait opiné du chef et répondu « Ouais. »
Pour un dialogue d’adieux, ça faisait un peu court.
Evan sortit la malle Vuitton du coffre en râlant qu’elle pesait trois tonnes – en vrai macho, il avait tenu à se charger lui-même de cette lourde tâche.
Une fois la malle à terre, il ne demanda pas davantage son avis à Johnny pour la porter.
Comme ils étaient garés très loin de l’aéroport, Johnny n’insista pas. Il n’avait pas envie de se bousiller le dos. Et puis il s’inquiétait pour ses petites bottines : comment allaient-elles survivre à l’épreuve du macadam enneigé… ?
Cinq mètres plus loin, il dérapait sur une plaque de verglas. Evan le rattrapa in extremis par le bras. Mais Johnny ne le remercia pas. Il aurait préféré se casser la jambe plutôt que d’être secouru par ce salaud dont le visage ne laissait pas transparaître la moindre émotion.
Au moment où ils pénétraient dans le hall de l’aéroport, Johnny se sentit pris d’une sueur froide.
Ça coûtait combien, déjà, un aller simple Chicago-New York ?
Trop cher.
Même s’il voyageait en soute avec Ping et Pong. Et qu’il acceptait de faire la plonge après le passage du plateau-repas.
Mais comment allait-il faire ? Il n'avait pas un rond sur lui !!!
Tout à ses angoisses, Johnny ne s’était pas rendu compte qu’Evan était resté quelques pas en arrière :
« J’vais te laisser ici, maugréa ce dernier en tapant ses après-ski par terre. Tiens, ta malle. »
Il avait l’air de se cailler sous son bonnet ridicule.
« Bon voyage », se crut-il obligé d’ânonner – comme une formalité.
Aucune chaleur dans la voix. Pas l’ombre d’une main tendue. Evan semblait vouloir en finir – et vite.
Johnny se mordit les lèvres. Et ravala tout au fond de sa gorge la phrase qu’il s’apprêtait à prononcer.
Il ne voulait plus rien devoir à Evan.
Il aimait mieux mendier dans cet aéroport glauque sur lequel la nuit commençait à tomber.
Evan s’était rapproché de lui, comme s’il attendait une réponse. Tiens donc, s’étonna Johnny. Un début de pitié, peut-être ?
Tu parles… Evan n’en avait rien à foutre de lui. Il était juste vexé qu’il ne lui ait pas répondu. Voilà.
Si Johnny ne s’était pas retenu, il lui aurait balancé un coup de pied dans le tibia. En plein sur l’os. Pour lui apprendre à maltraiter son cœur fragile.
Evan pouvait toujours attendre une réponse… Il ne lui ferait pas ce plaisir. Il continuerait à fixer le bout de ses bottines, en l’ignorant avec toute la superbe dont il était capable. Et toc !
C’est alors que Johnny sentit qu’on lui glissait quelque chose de doux dans la main. Il regarda discrètement. C’était une liasse de billets, pliée en deux.
Hein ? Quoi ? Evan venait de lui donner de l’argent ? Il avait pensé à lui ?
« Pour le billet d’avion… », murmura une voix que Johnny n’était pas certain de reconnaître.
Avant qu’il eût le temps de réagir, un bras s’était enroulé autour de ses épaules.
Il fut plaqué contre un gros blouson maculé de neige. Une main le décoiffa et un baiser furtif vint se poser sur son front. Puis, sans autre forme de procès, sa liberté lui fut rendue.
Tournant les talons, Evan disparut dans la foule.
Johnny le regarda s’éloigner, abasourdi par la marque d’affection qu’il venait de lui donner. En public, en plus.
Le hall de l’aéroport lui parut soudain vaste, bruyant, aveuglant. Il faillit tomber à la renverse. Ça courait dans tous les sens. On le bousculait, à droite, à gauche. Il manqua de se faire renverser par un chariot à bagages.
Là-bas, dans la file d’attente, les gens le fixaient bizarrement. Ça se voyait donc tant que ça qu’il était ému ?
Il s’essuya les yeux avec son étole et pressa le pas, en froissant nerveusement les billets dans sa main. Il y en avait pour combien ?
Alors qu’il approchait du guichet, il découvrit, entre deux coupures, un long rectangle de papier.
Il était si hébété qu’il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait d’un chèque.
Et pour déchiffrer le montant à travers ses larmes.
75.000 dollars.
L’ordre avait été laissé en blanc.
Au verso, une phrase avait été gribouillée à la va-vite, avec un stylo qui bavait.
« Te fais pas un devoir de refuser. »
A suivre…