Et voilà ! Chapitre 12Evan n’était pas d’un naturel causant. Quant à Johnny, suite à sa boulette de tout à l’heure, il préférait tenir sa langue.
Aussi déjeunèrent-ils dans un silence absolu.
De toute manière, qu’auraient-ils eu à se dire ? Ils se connaissaient à peine. Si le hasard ne les avaient pas réunis, jamais ils ne se seraient revus après la fin de leur carrière professionnelle.
Johnny avait à peine entamé son assiette qu’Evan ramenait déjà son plateau. Ce dernier avait mangé avec un lance-pierre, comme s’il avait voulu écourter leur tête-à-tête.
« Je lui ai fait peur », pensa Johnny.
Au moins, comme ça, les choses étaient claires. Le seul sentiment qu’Evan avait pour lui, c’était de la pitié. Teintée de condescendance. Ça n’était déjà pas si mal…
Johnny délaissa son assiette.
Dans ses jeunes années, il était un vrai cœur d’artichaut, tombant amoureux de tous les garçons qu’il croisait, y compris les moins recommandables. Mais jamais il n’avait ressenti une quelconque attirance pour Evan.
Ni autrefois, ni maintenant.
Il n’espérait rien de cette complicité bizarre qu’ils avaient nouée depuis le début de la semaine.
Il n’empêche : l’attitude d’Evan le décevait. Il voulut se persuader que ce n’était qu’une question d’orgueil.
*
Une fois sa mousse au chocolat avalée, Johnny se traîna jusqu’à la cabine téléphonique plantée à proximité de la patinoire.
Il avait promis à Patti de l’appeler à la pause de midi. Il glissa ses dernières pièces dans la fente de l’appareil.
Penser à ce qu’il faisait endurer à sa mère lui déchirait le cœur.
« Tu vas mieux, mon chéri ? s’inquiéta Patti sitôt qu’elle décrocha. Et ta fièvre ? Tu as bien pris tes médicaments ? Tu t’alimentes correctement, au moins ?
– Je ne mérite pas que tu te fasses du souci pour moi, soupira Johnny, au bord des larmes. Si tu savais comme je culpabilise… »
Il claquait des dents. La cabine, vandalisée, était exposée à tous les vents.
« C’est sûr que c’est pas de tout repos d’avoir un fils comme toi ! répliqua Patti. Mais bon, en quinze ans de carrière, tu nous en as fait voir d’autres, hein… Et puis ta tante a proposé de nous accueillir si jamais... mais pourquoi envisager le pire ? On va s’en sortir ! J’ai vendu ma collection de canevas sur ebay. Et depuis le début du mois, je fais des économies. Plus de trajet en voiture, plus de viande rouge, plus de chauffage… On ne se rend pas compte de tout l’argent qu’on gaspille inutilement ! Bref, il n’y a pas de quoi se faire du mouron.
– J’espère que tu as raison, murmura Johnny, que l’optimisme de sa mère avait toujours sidéré.
– Et sinon, les répétitions avec ton partenaire se passent bien ?
– Mouais…, acquiesça mollement Johnny. On ne s’est pas encore étripés.
– Il a l’air un peu rustre comme ça, mais j’ai toujours su que c’était un brave garçon. J’ai hâte de vous voir à la télé ! Je suis sûre que vous ferez un couple merveilleux.
– Sans blague ? » grommela Johnny.
*
Johnny s’en retourna au vestiaire. L’entraînement ne reprenait que dans une heure. Cela lui laissait le temps de soigner la vilaine ampoule qu’il avait au pied… et de faire une sieste en espérant ne pas être dérangé.
Le vestiaire sentait le panard confiné et le déo bon marché.
Johnny vaporisa un peu de parfum autour de lui. Puis il recouvrit le banc d’une serviette moelleuse, s’y étendit de tout son long et cala sa nuque avec son sac de sport. Ce n’était pas le grand confort. Ses pieds flottaient dans le vide et un néon blafard grésillait au-dessus de sa tête. Mais à peine eut-il placé ses peluches contre sa poitrine qu’il s’endormit.
*
« Mais où est Johnny ? » s’impatientait Natalia.
Cela faisait un quart d’heure que l’entraînement aurait dû reprendre.
À bout de nerfs, Evan était parti le chercher.
Il ne tarda pas à le retrouver dans le vestiaire, somnolant sur son lit de fortune. Pong était tombé de ses bras et gisait face contre terre, dans la poussière.
Evan posa la main sur l’épaule de Johnny, mais alors qu’il s’apprêtait à le secouer, quelque chose le retint. Une sorte de petit pincement au cœur.
Johnny…
Avec ses pommettes roses et ses longs cils dont l’ombre soyeuse s’étendaient jusqu’à ses joues…
Il était couché en chien de fusil, la bouche légèrement entrouverte… Une mèche de ses cheveux était venue se loger dans la commissure de ses lèvres… Il respirait lentement, lourdement. Sa pomme d’Adam montait et descendait le long de son cou en sueur. Parfois, il hochait la tête de droite à gauche en souriant. Une de ses mains retenait Ping par la queue…
Impossible d’être plus attendrissant…
Sans s’en rendre compte, Evan se retrouva à lui caresser les cheveux… ils étaient souples et doux, comme il l’avait imaginé…
Alors qu’il se penchait au-dessus de lui, Johnny entrouvrit les yeux. Cela fit à Evan l’effet d’une douche froide. Il reprit brutalement ses esprits.
Mais qu’est-ce que… ça devenait grave !!!
Il donna un violent coup de pied dans le banc :
« Allez, feignasse, bouge ton cul ! Natalia t’attend ! »
*
Dormir n’avait pas remis Johnny d’aplomb. Bien au contraire. Il lui semblait que tout ce qui l’entourait était plongé dans un épais brouillard. Natalia et Guennadi, à l’autre bout de la patinoire, n’étaient plus que des silhouettes fantomatiques. Même Evan paraissait étrange… Il avait le regard fixe.
Johnny s’essuya le front. La fièvre exacerbait sa sensibilité. À chaque fois que son partenaire effleurait son bras ou lui prenait la main, il lui semblait recevoir une décharge électrique.
Ses idées se troublaient.
Il avait tellement soif, tellement chaud… Il vida sa bouteille et ôta sa veste de survêtement, ne gardant que son sous-pull moulant.
« On reprend à partir du deuxième couplet ! », cria Guennadi.
Natalia cala la bande. Johnny et Evan se remirent en place.
C’est alors qu’une voix chaude retentit dans la patinoire :
To all your friends, you're delirious
So consumed in all your doom « Beautiful » de Christina Aguilera – c’était Johnny qui avait proposé ce titre. Evan avait râlé, Natalia applaudi. Quant à Guennadi, il n’avait pas d’avis. On s’était donc rangé au choix de Johnny.
Trying hard to fill the emptiness Evan connaissait par cœur les paroles à présent. À tout prendre, c’était quand même mieux que le pot-pourri de
Casse-noisette sur lequel Natalia voulait initialement les faire patiner.
The piece is gone left the puzzle undone
That's the way it is« Concentrez-vous un peu, les gars ! hurlait Guennadi. Décoince-toi, Evan, on dirait que t’as un balai dans le cul… Johnny, si tu pouvais essayer de patiner un poil plus viril… Mais c’est quoi cette suite de petits pas !... Appliquez-vous au moins sur le saut lancé ! »
Quand Evan enlaça sa taille, la fébrilité de Johnny redoubla. Bouffée de chaleur, voile noir. Il freina net son élan.
« Excuse-moi, dit-il à Evan en se dégageant. Je… je ne me sens pas très bien… un étourdissement… J’ai la tête qui tourne. »
Il tremblotait. Jamais il ne s’était senti aussi à fleur de peau…
« Tu veux qu’on arrête ? lui demanda Evan.
– No-on, bredouilla Johnny en tamponnant ses yeux avec la manche de son sous-pull. Ça va passer… ça va déjà mieux… juste un instant. »
Le regard d’Evan glissa du visage de Johnny à son cou.
C’est alors qu’il remarqua un détail auquel il n’avait jamais prêté attention auparavant. Là, sur la mince bande de chair que son col roulé laissait à découvert, cette marque brunâtre… une tache de naissance.
Johnny se redressa :
« C’est bon, Evan. C’est passé. On peut reprendre… Evan ? »
Ce dernier ne réagit pas, comme hypnotisé par ce qu’il venait de découvrir.
« Evan ? On peut savoir ce qu’il t’arrive ?
– Rien…, murmura Evan sans détourner le regard. C’est juste que c’est trop…
– Trop quoi ?
– Trop… mignon… »
« Mignon », répéta intérieurement Johnny. Avait-il bien entendu ? Evan avait employé l’adjectif « mignon » ?
Nan, impossible. Sinon de manière ironique. Dans sa bouche, ce mot sonnait faux.
Johnny fronça les sourcils :
« C’est quoi, ce délire ? De quoi tu parles, là ?
– Sur ton cou… », précisa Evan.
Du bout de l’index, il frôla la tache – sombre îlot sur la peau lumineuse de Johnny :
« Sa forme… On dirait… un petit cœur… »
Il y eut une seconde de flottement. Interminable.
Le cœur de Johnny se mit subitement à battre à toute vitesse. Cette fois-ci, c’était sûr, il allait faire une syncope.
En face de lui, Evan n’en menait pas large.
« Dis donc, les gars ! tonna Guennadi. Vous voudriez pas que je vous tienne la chandelle, non plus ? »
Cela n’eut que pour effet de décupler l’embarras d’Evan. Et les palpitations de Johnny, qui commençait à manquer d’air.
« Euh…, bredouilla Evan en reculant. Je… je reviens… je dois aller pisser. »
Et il détala comme un lapin.
Ben quoi ? C’était un prétexte comme un autre.
A suivre...