Merci ! Avertissement : pour cette suite, l'intervention des brigades de protection ne sera pas nécessaire.Chapitre 10Johnny s’avança, les pieds en dedans.
« E-evan ? », appela-t-il d’une voix enrouée.
Le plancher grinça sous ses pas. Mais Evan gardait les yeux rivés à l’écran du téléviseur, comme s’il n’avait pas remarqué sa présence.
Les mains de Johnny trituraient la ceinture de son jean.
« Evan…, reprit-il timidement. Je… je voulais te dire… au sujet de tout à l’heure… »
Il cherchait ses mots.
« Excuse-moi », lâcha-t-il dans une quinte de toux.
Pour toute réponse, Evan changea de chaîne et augmenta le volume.
Il croyait quoi, l’autre andouille, avec son regard de chien battu ? Qu’il allait lui pardonner comme ça ?
Il y eut un long silence.
« J’ai été injuste avec toi », finit par avouer Johnny.
Evan n’eut pas un battement de cil – il en allait de son honneur. Johnny, lui, n’en finissait plus de s’humilier :
« La gifle, c’est parti tout seul… je n’ai pas su me contrôler. »
La belle affaire, pensa Evan.
« Quant à ce que je t’ai dit après… je ne le pensais pas… ou plutôt je ne le pense plus… je me suis trompé… je n’avais que des préjugés sur toi… de stupides préjugés… Si j’ai réagi comme ça, c’est parce que tu m’as parlé de Stéphane et que… tu comprends ? »
Evan comprenait surtout que Johnny était bien bête de se mettre dans des états pareils pour un mec qui ne voulait même pas de lui.
« Tu as raison de m’en vouloir, se résigna Johnny, au désespoir de voir qu’Evan ne daignait pas lui accorder un regard. Je n’ai aucune excuse, je n’aurais pas dû me comporter comme je l’ai fait… surtout que tu as eu la gentillesse de m’héberger… j’ai honte… C’est pour ça que… que… que je vais te laisser. »
Le cœur d’Evan fit un bond dans sa poitrine. Relevant la tête, il aperçut la malle de Johnny dans le couloir. Partir ? Mais pour aller où ? Dans l’état où il était ?
Avant qu’Evan l’eût calculée, la réplique jaillit de sa bouche :
« Tu peux rester. »
Johnny eut un sourire triste et secoua négativement la tête :
« Non, je ne préfère pas. Après ce qu’il s’est passé, il vaut mieux que je parte. J’ai déjà abusé… »
Et il marcha vers la porte, tête basse.
Depuis son canapé, Evan laissa échapper un juron. Mais qu’est-ce qu’il avait, ce mec, à n’être jamais d’accord avec lui ? Il devait le supplier pour qu’il reste ?
Il entendit tourner les clefs dans la serrure. C’était le moment où jamais.
« Je ne t’en veux pas », se força-t-il à articuler.
Johnny se retourna, manqua de lâcher sa malle. Ses sourcils fins remontèrent jusqu’à la racine de ses cheveux : il semblait osciller entre soulagement et incrédulité.
« C’est vrai ? murmura-t-il.
– Murmf…, confirma Evan sans enthousiasme.
– Pas du tout du tout ?
– Nan. »
À quoi il ne devait pas s’abaisser, tout de même ! Johnny se mit à sautiller :
« T’es trop gentiiil !!! s’exclama-t-il.
– Ouais, ouais, ronchonna Evan, qui commençait à se demander s’il n’était pas en train de se faire rouler dans la farine.
– Je savais que t’étais un chic type ! »
Quel hypocrite, se dit Evan.
C’est alors que Johnny prit sa voix la plus suave :
« Et sinon, Evan… je voulais te demander…
– Mouais…
– La soupe, il t’en reste ? »
Evan se tassa dans le canapé : Johnny était décidément le type le plus retors qu’il connaissait. Le roi de la mise en scène.
« Au frigo, dans le tupperware bleu. »
*
À une heure du matin, alors que Evan sommeillait tranquillement la télécommande à la main, un cri affreux le fit sursauter – quelque chose entre un cochon qui grouine et un feulement de chat à qui on aurait écrabouillé la queue.
Sans réfléchir, il s’était rué dans la chambre de Johnny. Il le découvrit prostré, en plein cauchemar, les membres agités d’un tremblement nerveux.
En pleurant, Johnny lui avait raconté les brimades dont il était victime à l’école, et ce terrible soir de juillet où il avait failli se faire tabasser par quelques durs à cuire dans un terrain vague :
« Ils m’ont coincés contre un mur. Tout ça parce que je m’étais déguisé en Cendrillon pour le bal de fin d’année ! »
Il avait fallu qu’Evan le rassure, le borde, lui apporte Ping et Pong, lui fasse avaler un second cachet contre la fièvre.
Johnny avait fini par se calmer.
Alors qu’Evan était sur le point de le quitter, il l’avait supplié de laisser la lumière allumée. Comme un gamin de trois ans. Evan avait cédé.
Il s’était recouché à deux heures et avait dormi comme une brute jusqu’à huit. S’occuper d’un malade de l’espèce de Johnny n’était pas de tout repos.
*
Lorsque Evan fit irruption dans la cuisine, Johnny était déjà levé. Il terminait son café au lait.
« Je t’ai emprunté ton téléphone, dit-il à Evan dès qu’il le vit entrer. Je… j’avais un coup de fil important à passer. Ça ne te dérange pas au moins ?
– Au point où on en est… », soupira Evan.
Sortant une canette de bière du réfrigérateur, il la fit rouler sur son visage. Même au contact du froid, ses paupières restaient obstinément gonflées. Il détestait cette sensation.
« Qu’est-ce qu’elle avait à te raconter, Tara ?
– Tara ? s’étonna Johnny. Ce n’est pas à elle que j’ai téléphoné.
– T’aurais dû. Elle a appelé avant-hier, elle voulait te parler de quelque chose.
– Ah… alors il faudra que je la rappelle… »
Sur ces mots, Johnny s’éclipsa. Moins de cinq minutes plus tard, il réapparaissait, vêtu de son sempiternel survêtement blanc et rouge. Sous le regard perplexe d’Evan, il acheva de lacer ses baskets.
« J’suis prêt, lui lança-t-il. Et je t’attends.
– Parce que tu comptes aller t’entraîner aujourd’hui ? s’exclama Evan.
– J’ai plus de fièvre », repartit Johnny avec assurance.
En guise de preuve, il brandit le thermomètre qu’il venait de retirer du creux de son aisselle : l’appareil affichait un rassurant 37,8 °C.
« Tu vois ? C’est bon. Je suis quasiment guéri. »
Mais plutôt que de regarder l’écran, Evan scruta le visage de Johnny ; sous son grand front pâle, ses yeux brillaient d’un éclat suspect.
« Arrête tes conneries, Johnny. T’as pris ta température sur Ping.
– Mais non…
– T’es blanc comme un linge. Attends d’aller mieux. »
À la stupéfaction d’Evan, Johnny se mit à taper des pieds par terre – on aurait dit un enfant colérique :
« On y va, je te dis !
– Et moi, je te dis que non ! rétorqua Evan, qui n’entendait pas s’en laisser compter. Depuis quand tu me donnes des ordres ?
– Tu ne comprends pas… », gémit Johnny.
Il laissa tomber sa tête entre ses mains :
« On n’a plus que dix jours pour monter ce numéro. Si je dois encore me reposer, on ne sera jamais prêts à temps et moi, j’ai absolument besoin de ce cachet, tu piges ?
– Ce que je vois, c’est que si tu continues à tirer sur la corde, tu ne seras pas en état de patiner le jour J.
– Je me forcerai, je l’ai déjà fait. Et puis, c’est mon problème, pas le tien. Qu’est-ce que ça peut te faire du moment que tu touches ton chèque à la fin ?
– Ce que tu peux être têtu quand tu t’y mets ! Va donc te recoucher.
– Evaaan ! » s’emporta Johnny.
Il était à cran. De la sueur avait perlé sur son front blême.
Il s’essuya avec la manche de sa veste et reprit d’une voix éraillée :
« Je crois que tu ne réalises pas dans quelle sombre merde je suis… Je viens de parler à Patti. Hier, en relevant mon courrier, elle est tombée sur la lettre d’un huissier. Tu sais quoi ?
– Nan.
– Mon proprio menace de m’attaquer en justice : il me réclame six mois de loyer, et avec les intérêts encore. Histoire de bien m’enfoncer.
– Mais comment tu t’y es pris pour accumuler autant de retard ?
– J’ai quinze crédits sur le dos, et pas un kopeck pour les rembourser. C’est aussi simple que ça. Le syndrome Tonya Harding.
– Quelle idée, aussi…
– Si je ne paye pas cette ordure avant le 15 de ce mois, ce sera l’expulsion. Mais ça, ce n’est pas le plus grave – mes balenciaga sont en lieu sûr, chez ma tante.
– Qu’est-ce qu’il peut y avoir de pire ? s’inquiéta Evan.
– Mes parents se sont portés garants. Ils vont devoir rembourser à ma place. Seulement ils sont eux-mêmes endettés jusqu’au cou. Pas besoin de te faire un dessin : leur maison va être saisie. »
Il eut un blanc. Johnny agrippa le bras d’Evan :
« Tu comprends ? lui cria-t-il en le secouant. À cause de moi, mes parents risquent de se retrouver à la rue ! »
Que répondre à cela ? Johnny était effectivement au fond du trou.
Evan se leva :
« Je vais me préparer. J’en ai pour dix minutes. »
A suivre...