Chapitre 6Evan s’était rasé, douché, gominé, autobronzé, habillé, avait préparé son sac et enfilé ses baskets – bref, il était prêt à partir pour la patinoire.
Et accessoirement à mettre Johnny à la porte – avec son panda crétin et sa bébête au nom imprononçable.
Sentant le coup venir, ce dernier s’était terré dans sa chambre.
Evan attendit patiemment jusqu’à dix heures avant de frapper à la porte de Johnny. N’obtenant aucune réponse, il entra.
La chambre était plongée dans la pénombre. Evan discerna la fine silhouette de Johnny sous les draps, couché sur le ventre, avec Ping à sa droite et Pong à sa gauche, qu’il tenait chacun par le cou.
Hum, un adepte du triolisme, pensa Evan.
Il avait toujours su que ces rumeurs de partie à trois avec Lambiel et Joubert avaient quelque fondement…
Evan écarta brusquement les rideaux et un flot de lumière se déversa dans la chambre.
Mais Johnny resta immobile. Evan voyait à peine son visage, enfoncé dans l’oreiller, sous une chevelure en désordre.
« Allez, réveille-toi ! », lui cria-t-il d’une voix de stentor.
Johnny ne bougea pas un cil.
« Debout ! ».
Aucune réaction.
Hé ben, il a le sommeil lourd, songea Evan. Mais peut-être faisait-il semblant ? Evan s’approcha du lit pour en avoir le cœur net.
C’est alors que son regard tomba sur la table de chevet, jonchée de plaquettes de comprimés. Il en ramassa une.
Ambien, lut-il sur la pellicule d’aluminium. Ce truc lui disait quelque chose… Ah oui, des somnifères.
La boîte avait été entièrement vidée.
Cet imbécile aurait-il… ?
Un mouvement de panique s’empara d’Evan.
Il se mit à secouer Johnny comme un prunier.
Constatant que ça ne suffisait pas à le réveiller, il le prit par les cheveux et lui administra une grande gifle. Mais rien à faire : lorsqu’il lâcha Johnny, celui-ci retomba lourdement sur le matelas, pâle, inerte, sans vie.
« Putain, c’est pas vrai ! » gémit Evan.
Il vérifia que Johnny respirait encore, avant de se ruer sur le téléphone et de composer le numéro des urgences.
« Vous voudriez bien répéter plus lentement ? lui demanda la dame au téléphone.
– J’ai chez moi un gars qui a avalé une boîte complète de somnifères ! hurla Evan dans le combiné. Il faut que quelqu’un vienne ! tout de suite !
– Et un peu moins fort, c’est possible ? Vous venez de m’exploser le tympan. »
*
Les secours devaient arriver d’une minute à l’autre.
Evan se laissa tomber sur une chaise, hors d’haleine. Il traversait un cauchemar.
Tout ça, c’était de sa faute. Johnny était ruiné, au bout du rouleau et lui, comme un idiot, il n’avait pas su prendre des gants.
Toute sa vie, il aurait sa mort sur la conscience – car avec ce que Johnny venait de s’enfiler, aucune chance qu’il en réchappe.
Un fin digne d’une star hollywoodienne, comme il l’aurait souhaité.
Evan se recueillit.
Alors que les sirènes des secours hurlaient au loin, il entendit au-dessus de son épaule une petite voix ensommeillée lui demander :
« Mais qu’est-ce que tu fous ? »
Le cœur d’Evan manqua un battement. Johnny se tenait là, juste derrière lui. Ressuscité. Et nu comme un ver, bien évidemment.
« Tu pries ?
– Mais tu n’es pas… j’ai cru que… », haleta Evan.
Johnny clignait des yeux, sans paraître comprendre.
« Tu dormais si profondément.., ajouta Evan. J’ai essayé de te réveiller, mais… tu sais que tu m’as fichu la trouille ?
– C’est juste que j’ai pris des somnifères, répondit Johnny dans un bâillement. À quatre heures du matin, je ne dormais toujours pas. C’est tellement bruyant chez toi. »
Il se frotta la joue :
« C’est bizarre, murmura-t-il. J’ai dû me cogner dans mon sommeil, parce que j’ai super mal à la mâchoire. »
Pendant que les secouristes frappaient vigoureusement à la porte d’entrée, Evan restait là, les bras ballants, se demandant pourquoi il avait si spontanément imaginé le pire.
« Tu devrais ouvrir avant qu’ils ne défoncent tout », lui suggéra charitablement Johnny.
Et il s’en retourna dans sa chambre tandis qu’Evan, mort de honte, allait expliquer aux secouristes que c’était une fausse alerte.
*
Evan avait oublié de dire à Johnny de reprendre ses bagages – il s’en rendit compte sur le chemin de l’entraînement. Trop tard, donc.
Ça n’allait pas être simple de le déloger…
Lorsqu’ils se présentèrent à la patinoire, il était près de onze heures. Natalia et Guennadi les accueillirent avec une moue sévère :
« Hé ben, c’est pas trop tôt ! »
– On a eu… un petit contretemps, bafouilla Evan, qui ne savait plus où se mettre.
– Petit ? le reprit Natalia. Une heure, ça te paraît un petit contretemps ?
– Evan m’a cru à l’agonie, intervint Johnny en dépit du signe d’Evan lui intimant de la boucler. Le temps que j’émerge, il avait appelé les urgences.
– De mieux en mieux ! »
Evan se tordait les mains. Guennadi soupira :
« Bon, au boulot ! leur cria-t-il. Ôtez vos patins ! »
Les yeux de Johnny et d’Evan s’arrondirent.
« Aujourd’hui, on travaille les portés, expliqua Guennadi. Et pour éviter que Johnny finisse à l’hosto, on va faire ça là-bas, sur les tapis de sol. »
*
Johnny avait violemment repoussé Evan :
« Mais pourquoi ce serait à moi de faire la fille, hein ! »
Et il s’était fâché tout rouge.
« Tout ça, c’est parce que je suis différent, n’est-ce pas ? Pas family-friendly ? Donc, forcément, je ne suis pas un vrai garçon ! Espèce de réactionnaire !!! »
Guennadi se retint de justesse de gifler Johnny – lorsque cette petite peste s’y mettait, il pouvait être horripilant.
« Personne ne te demande de faire la fille, lui répondit-il du ton le plus posé qu’il put affecter.
– Tu le fais tout seul, marmonna Evan.
– Hein, quoi ? sursauta Johnny en se tournant vers son partenaire. Qu’est-ce que t’as dit ? »
Natalia comprit qu’il était urgent d’éteindre l’incendie :
« Il a dit qu’il était plus pratique que ça soit lui qui te porte que le contraire. C’est juste une question de gabarit. Tiens, soulève Evan, pour voir.
– Pas de problème », répondit fièrement Johnny – enfin un défi à sa mesure !
Mais lorsqu’il se retrouva en face d’Evan, il constata avec embarras que son partenaire faisait quinze centimètres de plus que lui. Et que ses bras étaient trop courts pour l’entourer entièrement.
Comme il n’était pas du genre à se démonter, Johnny essaya tout de même. Il réussit juste à ébranler Evan, qui devait faire un effort pour ne pas rire.
« C’est pas du jeu, maugréa Johnny en lâchant son partenaire. Il a du lest au niveau du bide ! »
*
Guennadi s’était montré inflexible : ils s’étaient entraînés toute la journée. Et Johnny, comme à son habitude, s’était pris un nombre incalculable de gamelles, tombant tantôt sur les coudes, tantôt sur le nez – Evan ne se souciait pas toujours de le tenir correctement.
Après l’entraînement, Johnny rentra directement à l’appartement.
Bien que recru de fatigue, Evan fit un tour à la supérette en bas de son immeuble pour remplir son frigo. Des bières, des brownies longue conservation et des plats surgelés pour lui ; de la salade, du tofu nature et des yaourts à 0% pour Johnny – il lui avait donné une petite liste, gribouillée au verso de sa carte de fidélité d’Eric Alt Salon.
Lorsque Evan rentra, Johnny était assis sur le canapé, entre Ping et Pong. Il zappait d’une chaîne à l’autre, sans prêter attention à lui. Même s’il n’était là que depuis hier, il avait pris ses marques. Au point de sembler inamovible.
Evan rangea les courses sans rien dire. Mais une question ne cessait de le turlupiner. Il passa une tête au-dessus du divan :
« Johnny ? appela-t-il.
– Moui ?
– Ôte-moi d’un doute. Ce matin… c’était une blague ?
Johnny eut un sourire indéfinissable.
Il approcha son index du visage d’Evan et le fit glisser le long de l’arête de son nez :
« Oh non, ça ne serait pas mon genre… » prétendit-il.
Evan se sentit bouillir ; pour un peu, de la fumée lui serait sortie des naseaux.
Attrapant brusquement Pong, Johnny le lui fourra dans les mains :
« Tiens, ajouta-t-il en plissant les yeux. C’est pour toi. Cadeau. Pour te remercier de t’être inquiété. Regarde comme il a de belles noneilles ! »
Et ça le faisait rire, en plus !
Evan se promit d’éventrer, de dépecer et de brûler Pong…
Avant de passer Johnny par la fenêtre !
Il allait lui montrer de quel bois il se chauffait !
A suivre...