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Roger était affalé sur le canapé, ses pieds sur la table basse. La télévision affichait silencieusement en arrière fond un soap opera britannique dramatique particulièrement lent que, de toute façon, il ne regardait pas. Il était définitivement distrait. En fait, il ne pensait plus qu'à ça. A cette colère irrationnelle. A Rafa...
- Tu as une interview au Times demain à onze heures, expliqua Mirka en feuilletant son agenda, puis, ce jeudi, tu as ce photoshoot avec Rafa et Andy, tu sais, celui de la London Eye? Roger, tu m'écoutes ? - Quoi ?
Elle le dévisagea avec une certaine inquiétude, assise dans le fauteuil, les jambes croisées, le planning du jour à la main. Elle avait cette façon bien à elle de le regarder, avec un léger sillon sur son front, essayant de le comprendre et il se sentit comme un enfant pris en faute.
- Désolé, je suppose que j'ai la tête ailleurs. - Est-ce que tout va bien ? Tu es tellement distrait aujourd'hui. Que se passe-t-il ? - Je ne sais pas.
Et c'était la vérité.
- Est-ce que c'est Rafa ?
Il sentit comme un courant d'air froid dans sa poitrine, une diffuse sensation de culpabilité. Il leva les yeux vers elle et décidément peu loquace, répéta :
- Quoi ? - Eh bien, tu sais... Huit titres à Roland Garros. Je sais que tu vas vouloir huit Wimbledon maintenant.
C'était le moment, celui où il aurait pu sortir le magazine, lui expliquer son état d'esprit, essayer d'exprimer ce qu'il ressentait depuis qu'il l'avait vu, parvenir à comprendre cette colère alors que rien dans cette revue ne le concernait. Pas directement. Mais quelque chose l'en empêcha.
- Oui, j'y ai pensé en effet, dit-il, à la place.
C'était plus facile de répondre ça pour l'instant. Ce n'était pas tout à fait un mensonge, non plus. Car ça aussi, ça lui avait effleuré l'esprit. Mais comme il ne se sentait pas réellement la conscience tranquille, il recentra le sujet.
- C'est quoi cette séance photo avec Rafa et Andy ? - Ils vont prendre des photos de vous dans la grande roue à partir d'un hélicoptère au-dessus de la Tamise. Costume et raquettes, ça semble plutôt cool, en fait. - Oui, c'est vrai.
En réalité, il n'était pas très sûr d'avoir envie de retrouver l'espagnol avec cet inconfort persistant au fond de lui. Au moins il y aurait Andy.... Malheureusement, le photographe trouva plus "vendeur" de faire monter Roger et Rafael dans la même nacelle de la Grande Roue. Le suisse avait bien envisagé de refuser mais Rafael avait paru si enthousiaste qu'il avait capitulé sans argumenter...
La roue de London Eye culminait à 135 mètres, dotée de nacelles en verre particulièrement élégantes qui permettaient une vue magnifique sur la Tamise et alors qu'ils commençaient doucement leur ascension, une odeur salée de limon émanant des bancs de vase du fleuve leur parvenait aux narines. Des touristes qui attendaient leur tour sortirent leurs téléphones pour prendre des photos et vidéo d'eux. Roger regardait Rafa leur sourire de ce sourire si enfantin et il ne pouvait s'empêcher de lui trouver une vraie grâce naturelle. Rafael posa sa raquette sur le siège au centre de la nacelle et resta debout, les mains sur la rampe intérieure. Il parut un peu pâle, tout d'un coup.
- Puis-je te dire la vérité ? dit-il, en regardant Roger. - Bien sûr. - J'ai peur des hauteurs. - Oh mon dieu, Rafa... Pourquoi as-tu accepté de le faire, alors ?
Roger se mit instinctivement face à lui, le dos à la vitre et appuyé contre la balustrade, s'imaginant pouvoir protéger Rafa de la vue, tout en sachant bien que cela n'y changerait rien. Le plus jeune répondit :
- Pour le tennis. C'est une grosse séance photo, non ? Il y ont mis les moyens. Ils voulaient que je vienne, alors je suis venu. - Comment as-tu pu rester calme jusqu'à maintenant ? - Je me concentre. - Raf, tu es trop dévoué !
Rafa se fendit d'un sourire rapide. Le suisse reprit :
- Est-ce que je peux faire quelque chose ? Tu sais, pour aller mieux ? - Il suffit de parler. - De quoi ? - N'importe quoi.
Roger parla de ses filles, de Charlène qui savait déjà brandir une raquette de tennis et de la main gauche en plus. Rafael parut amusé et il sembla se détendre.
- Hey, j'ai vu ta vidéo, déclara soudain l’espagnol, se tournant brusquement vers son ami, en souriant. Qu'est-ce qu'une raclette?
Roger retint un éclat de rire.
- C'est du fromage fondu. On fait fondre le fromage et on le verse sur la viande et les pommes de terre. C'est suisse. - Je n'aime pas trop le fromage mais je pense que ce serait amusant, non ? Si tu me montrais. - Bien sûr, je le ferai. Peut-être si tu joues à Bâle, hein ? - Oui, j'y serai peut-être...
Rafa haussa les épaules et toucha son genou du bout de sa raquette.
- Tout dépend de l'état dans lequel il sera. - Tu pourras venir avec ta fiancée.
Il avait enfin lâché ce mot qu’il semblait avoir sur le bout de la langue depuis la veille. Il eut comme l'impression de vouloir le tester, en essayer le son par rapport à Rafa, et décidément, ça sonnait bizarrement. Il se trouva un peu stupide…
Rafa sourit plus largement, soudainement un peu penaud.
- Oh tu es au courant de ça ? - Ouais, je l'ai lu dans un magazine, je voulais t'envoyer un texto.
C’était un mensonge et il le savait.
- Nous avons pu passer beaucoup de temps ensemble quand j'étais blessé, Maria et moi. Nous n'avions jamais été sept mois tous les deux comme ça à Majorque avant. Jamais.
Roger se pencha vers Rafa.
- Je suppose que je n'avais jamais pensé que c'était différent pour toi. Mirka a toujours voyagé avec moi.
Le majorquin leva un sourcil.
- Maria a un travail à Manacor, je suis sur le circuit. C'est très différent. C'était agréable de passer autant de temps avec elle. Puis elle est venue avec moi pour la saison sur terre battue. Je l'ai demandé en mariage après Roland Garros et elle a dit oui.
Il sourit à nouveau.
- Tout ça a l'air parfait, félicitations. - Gracias.
"D'accord, Rafa et Roger, c'est à vous», lança une voix dans leurs écouteurs les faisant presque sursauter dans l’intimité de cette nacelle. Instinctivement, le plus jeune s’éloigna de l’autre homme comme s'il était pris en faute, mais la voix du photographe reprit : "Roger, pourriez-vous vous tenir à côté de Rafa, je vais faire quelques clichés de vous deux comme ça." Roger fit signe au photographe qu'il avait compris, en levant le pouce et se déplaça vers l’espagnol. Celui-ci pressa brièvement une main dans son dos quand il se tint à côté de lui. C’était un geste si familier… Le suisse prit alors conscience qu'ils se touchaient toujours lors des séances photos qu’il s’agisse d’une simple poignée de main, de bras enlacés dans le dos ou même d’un contact discret des épaules ou des pieds… Ils gardèrent la pose, les yeux au loin, pendant une minute ou deux.
"Brillant, merci beaucoup, les gars. On se voit quand vous descendez. "
- Ce n'était pas si difficile, conclut finalement l’espagnol avec un sourire désarmant et le suisse en ressentit comme une sorte de fierté.
A suivre
_________________ * On peut résister à tout, sauf à la tentation. Oscar Wilde *
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