Au chapitre précédent, nous avons laissé Martin revenu bredouille de sa recherche, mais avec un appel téléphonique de la mère de Benedict...
Voici le chapitre trois :
La veille au matin, dans sa grande cuisine, près de la fenêtre ouverte, Wanda Ventham savourait les rayons du soleil et la troisième tasse de thé corsé de son breakfast. Au jardin, armé d’un sécateur, de divers autres outils tranchants et d’un chapeau de paille à larges bords, son mari Timothy taillait avec entrain rosiers et arbustes. Posé près de la tasse de thé, le catalogue d’une agence de voyage était ouvert à la rubrique des séjours en Italie. Wanda lisait attentivement. Ce serait bien de revoir l’Italie une dernière fois, avant la décrépitude et le sucrage de fraises. Rome évidemment, et Venise aussi, absolument Venise. Fin septembre, début octobre, un soleil adouci, un soupçon de pluie, les petites rues, les canaux, des pigeons, Timothy. Wanda referma le catalogue, but une gorgée de thé. L’automne prochain serait parfait pour l’escapade italienne. Le téléphone sonna. A regret, Wanda abandonna tasse et catalogue pour aller répondre à l’importun. En lisant le nom qui s’affichait, elle sourit. Son garçon ne la dérangeait jamais. « Maman ? » La main de Wanda se crispa sur le téléphone. Sa voix n’allait pas. « Mon petit chat ? Qu’est-ce qui se passe ? » - J’ai un…un…petit coup de fatigue, je crois. Euh, un gros. Maman, tu pourrais m’emmener à Swindon ? Ou papa ? Wanda n’était plus qu’inquiétude. Fatigué au point de ne pas pouvoir partir tout seul au cottage. « Bien sûr que nous pouvons t’emmener à Swindon, mon petit chat ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » - Rien de spécial… Je suis juste…enfin bref, fatigué. J’ai peut-être… trop bu hier. Maman, quand est-ce que vous pouvez passer me prendre ? C’est possible aujourd’hui, tout à l’heure ? Wanda rassura son fils, c’était tout à fait possible, ils seraient chez lui très vite, avant la fin de la matinée. Elle raccrocha et alla tout droit au jardin prévenir Timothy.
A midi, ils étaient en route, Timothy au volant, Benedict à ses côtés, Wanda sur la banquette arrière, les yeux fixés sur son fils qui ne desserrait pas les dents. Lorsque ses parents étaient arrivés chez lui, Benedict les attendait, assis sur le canapé du salon, un petit sac à dos posé près de lui. Wanda avait noté sa pâleur, son regard éteint, mais jugé son élocution plus alarmante encore : il parlait peu et deux fois moins vite que d’habitude. Aux questions pressantes de ses parents, il s’était borné à répondre que non il n’était pas malade, non il n’avait pas besoin de voir un médecin, non il ne s’était pas disputé avec Martin, non ils ne devaient pas s’inquiéter. Un peu après quatorze heures, Timothy se gara devant le petit cottage familial de Swindon. Une fois à l’intérieur, Benedict remercia ses parents. De nouvelles questions fusèrent. Non il n’avait pas faim, non il n’avait besoin de rien, non il ne voulait pas s’installer dans le jardin. « Je vais me coucher ». A dix-sept heures, Wanda monta voir son fils. Les persiennes de la petite chambre étaient fermées. Benedict s’était enfoui sous la couette jusqu'au menton. Elle s’assit au bord du lit, caressa ses cheveux emmêlés. Non il ne voulait rien manger. Non il ne voulait pas se lever. Wanda se pencha vers son fils : « Tu ne peux pas rester comme ça. Mon petit chat, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu peux me dire, tu peux tout me dire. Mon tout petit. » Un bras émergea de la couette, Benedict posa une main sur celle de sa mère. « Maman. » Un bref silence suivit. « Ne t’inquiète pas maman, c’est juste…une petite coupure de courant. Ce n’est rien. Je me lèverai demain. » Benedict referma les yeux. Sa mère le regarda quelques instants et en silence, quitta la pièce. En bas, Timothy attendait. Sa femme lui résuma la situation et conclut : « Demain matin, s’il ne mange pas, s’il ne se lève pas, il faudra un médecin. »
« Tu vas manger quelque chose, mon petit chat ? » Il était neuf heures du matin, dehors, le soleil brillait, Wanda avait ouvert les persiennes dans la chambre de son fils, qui ne répondit pas. L’anxiété noua l’estomac de Wanda. « Il faut que tu prennes quelque chose, Ben. » Benedict regarda sa mère, un fantôme de sourire éclaira son visage l’espace d’une seconde. « Je veux bien un peu de lait. » Wanda se retint de crier hourra. Sortant posément de la pièce, elle ferma la porte et descendit en trombe dans la cuisine. Trois minutes plus tard, elle était de retour dans la chambre de son fils. Sous le regard attentif de sa mère, Benedict but lentement, adossé à l’oreiller. Après avoir terminé, il posa le verre sur la table de chevet. Au-dessus de sa lèvre supérieure, une fine moustache de lait était apparue. De l’index, Wanda l’essuya tendrement. Elle observa son fils. Yeux mi-clos, il ne bougeait pas, mains posées à plat sur la couette. Elle demanda : « Quelqu’un sait que tu es à Swindon ? » - Non. - Tu n’as prévenu personne ? Même pas Martin ? - Non. - Tu n’avais pas un rendez-vous ces jours-ci avec Gary Oldman ? Benedict ferma les yeux sans répondre. Wanda n’insista pas. Elle caressa la joue de son fils : « Tu devrais te lever un peu, mon petit chat. » - Oui maman. Tout à l’heure. Benedict se glissa sous la couette qu’il remonta jusqu’au menton. Sa mère se résigna à le laisser dormir. Ce qu’il fit jusqu’à l’heure du déjeuner. Au grand soulagement de ses parents, il apparut alors dans la cuisine mais à leur déception, pour tout repas, il but, lentement, un verre de lait. Assis en face de son fils à la grande table en pin massif, Timothy regardait fixement le verre et finit par lâcher : « Tu es sûr que tu ne veux pas voir un médecin ? » Benedict refusa par un hochement de tête. « Et prévenir Martin ? », ajouta Wanda. - Martin ? Pour quoi faire ? Le père et la mère échangèrent un regard. Wanda monta la voix d’un cran : « Comment ça, pour quoi faire ? Mais pour lui parler, pour le prévenir que tu es ici. » Benedict posa le verre sur la table et déclara, yeux baissés vers la table : « J’ai pas envie de parler. J’ai juste besoin d’être ici, tranquille, pendant un moment. » Wanda soupira. Il n’avait pas envie de parler. Pas même à Martin. Il n’allait pas bien du tout. A la fin de la journée, après que Benedict eut passé dix minutes au jardin et trois heures au lit, puis bu un verre de lait en guise de dîner, ses parents eurent une longue discussion et prirent une décision. Ils tenteraient de le convaincre de consulter un médecin, mais auparavant, ils allaient appeler Martin. « Il ne fera pas de miracle » grommela Timothy. « On peut toujours essayer, on n’a rien à perdre », répliqua Wanda, qui farfouilla dans son grand sac fourre-tout et en fit émerger son téléphone portable. Un peu plus tard, elle prévint Timothy : « Martin arrive demain matin, j’irais le chercher à la gare. »
Martin traversa le salon du cottage, empli de livres et de photos de famille. Nombre d’entre elles représentaient Wanda et Timothy en compagnie de leur fils à tous les âges, y compris aux tous premiers. Sur une photographie, Wanda, belle et radieuse, tenait son bébé dans ses bras. Mère et fils dirigeaient vers l’objectif le même regard lumineux. Martin s’attarda quelques secondes devant le cliché puis monta à l’étage. Il frappa à une porte, perçut un grognement, entra. Dans la petite chambre où régnait une pénombre entretenue par les persiennes à demi closes, le lit recouvert d’une volumineuse couette occupait l’essentiel de l’espace. Martin demeura devant l’embrasure de la porte. La couette remua, Benedict se redressa lentement, toisa l’intrus. La fureur incendiait son regard, ce qui réconforta Martin. De la colère, de l’ébullition, c’était bon signe. Néanmoins, l’incendie s’éteignit rapidement. Benedict marmonna : « Ce n’était pas la peine de venir. » La colère émigra chez Martin : « Ah bon ? Pas la peine ? Tu loupes un rendez-vous de boulot, avec Gary en plus, personne ne sait pourquoi, tu es absolument injoignable, invisible, évaporé, je commençais à me demander si tu avais disparu avec des call-girls ou au fond de la Tamise, là-dessus, ta mère me téléphone pour me dire que tu ne manges plus, que tu ne te lèves plus, ou quasiment. T’as raison, on se demande bien pourquoi je suis venu ! » Devant l’expression contrite de Benedict, muet sous l’algarade, la colère de Martin s’effrita, laissant toute la place à l’inquiétude et à l’impulsion, qu’il réfréna, de le serrer dans ses bras. Il s’approcha : « Mon prince, qu’est-ce qui t’arrives ? » Benedict hésita : « Pas grand-chose. Je vais laisser tomber. » - Laisser tomber ? Laisser tomber quoi ? Regard baissé sur ses mains, Benedict répondit : « Une famille. Je n’y arriverai pas, je n’y arriverai jamais. Je ne sais pas comment faire, quoi dire, avec qui. Apparemment, je ne saurai jamais. Il y a toutes ces femmes, il y en a tellement, je ne sais, tout simplement, pas quoi en faire. Je veux dire, coucher, oui, mais le reste, je ne sais pas, c’est de ma faute, je n’ai aucune confiance, en moi, en elles, je m’y perds. Je me sens vide, tout est vide. Si tu savais. Avec Olivia, je me sentais bien, avec toi je me sens bien. » Un sourire pâle apparut sur les lèvres de Benedict : « Aucun de vous deux n’est fichu de me faire un petit. » Le sourire s’effaça. « Ce n’est pas grave, je m’habituerai. Si je n’ai jamais d’enfant, la terre ne s’arrêtera pas de tourner, de se peupler, de se sur-peupler. » Martin dévisageait son ami, cherchant une réponse appropriée, réconfortante. Il n’en voyait pas l’ombre d’une. Tu es un acteur merveilleux, tu es né acteur, c’est ta raison d’être, le sens de ta vie. Il était mal placé pour lui raconter ces salades. Bien sûr que tu finiras par la rencontrer, la tendre maman de tes bébés, c’est sûr, certain, promis, juré craché. Comme s’il en savait quelque chose. Il n’avait pas de boule de cristal. Martin ne dit rien. Il prit Benedict dans ses bras, lui caressa les cheveux, l’embrassa sur le front, les tempes, les paupières. Benedict se laissa cajoler un long moment, puis murmura : « Tu as bien fait de venir, Martin, merci. Je vais me lever, je vais descendre, tout à l’heure. Dis-le à mes parents. Mes pauvres parents. » A l’heure du déjeuner, Benedict descendit à la cuisine, s’assit à table avec ses parents et Martin. Sous trois regards vigilants, il découpa et mangea la moitié d’une fine tranche de rosbif froid, accompagnée d’une petite pomme de terre rôtie. Il accepta une courte promenade en compagnie de son ami, mais aussitôt après remonta se coucher, au grand dam de ce dernier et du vieux couple. A dix-sept heures, il quitta le lit, sa chambre, but une tasse de thé et mangea un scone. Non il n’en voulait pas un second. Oui il voulait bien rester un peu en bas, un petit peu, dans ce fauteuil confortable. Une heure plus tard, Martin repartit à la gare. Tous les jours, il appela Swindon, jusqu’au retour de Benedict à Londres, huit jours plus tard.
Martin ne trouvait pas le sommeil. Il se résigna à se lever, prenant soin de ne pas réveiller Amanda, et descendit dans le salon, où il alluma une lampe fixée sous un petit abat-jour de tissu translucide. Il commença à faire les cent pas. Un mois était passé depuis que Benedict était revenu de Swindon. Il avait progressivement repris ses activités, se préparait pour le tournage d’un nouveau film. Tout paraissait redevenu normal. Martin n’était pas tranquille. Un jour, tôt ou tard, cela recommencerait. Ben pourrait empiler toujours plus de rôles, ça le rattraperait. Que faire. Chassant son sommeil, l’idée avait surgi. Martin arpentait le salon. Absurde. Il remonta se coucher. Loufoque. Il s’endormit. Au matin, l’idée n’avait pas lâché prise. Il l’examina, la rejeta, l’analysa encore, s’y accoutuma, la décortiqua à nouveau. Lumineuse.
A suivre
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