Cette nouvelle histoire se déroule alors que le tournage de la saison 1 de "Sherlock" avance. Benedict et Martin sont confrontés aux rigueurs hivernales. Il fait très froid, ce qui ne les empêche pas d'avoir chaud, parfois... ***
L’hiver battait son plein. Chaque jour, l’équipe de tournage de « Sherlock » luttait contre les rafales glacées qui s’engouffraient dans les rues de Cardiff. Vaincu par la grippe, l’un des cameramen avait grelotté de fièvre au fond de son lit pendant trois jours. Une laryngite aigüe avait privé la maquilleuse principale de sa voix durant deux jours. Mark Gatiss s’inquiétait, pestait, se mouchait, buvait du thé brûlant et se calmait jusqu’au lendemain. Entre deux prises extérieures, Martin Freeman restait emmitouflé dans plusieurs couches d’épais vêtements. Benedict Cumberbatch s’était gentiment moqué de lui en le comparant au bonhomme Michelin. Martin avait souri avec indulgence. Il adorait être taquiné par Benedict, le taquiner en retour, travailler avec lui, le regarder jouer des scènes avec d’autres acteurs, le regarder. La veille, dernier lundi de janvier, avait débuté la dernière semaine de tournage du premier épisode sur les trois d’une heure trente commandés par la BBC. En attendant le clap de départ de la scène du matin, Rupert Graves « Lestrade » et Vinette Robinson « Donovan » frappaient dans leurs mains pour se réchauffer. Rupert se tourna vers Martin : « Qu’est-ce qu’il fabrique, Benedict ? Il devrait déjà être là ! Il a eu une panne d’oreiller ou quoi ? » Martin haussa les épaules en signe d’ignorance : « S’il n’arrive pas d’ici cinq minutes, on l’appellera sur son portable. » Il rajusta autour de ses oreilles la capuche bordée de fourrure de sa parka, puis, dissimulant son agacement, remit prestement les mains au fond de ses poches. Il n’était pas censé être informé des « pannes d’oreiller » de Benedict, ni de ce qu’il « fabriquait » le matin en se levant. Il faudrait peut-être rappeler à Rupert que c’était seulement Sherlock et John qui habitaient ensemble. Apparemment, ce détail lui avait échappé. Rupert poussa Martin du coude : « Ah le voilà ! Dis donc, il a vraiment une sale tête, le pauvre ! » Avec un petit sourire contrit, Benedict Cumberbatch fit un bref signe de la main à ses collègues avant de filer vers les pinceaux de Ruth la maquilleuse. Les acteurs commencèrent à se mettre en place sous l’œil du réalisateur et des caméras. Benedict les rejoignit. Une longue quinte de toux le secoua. Consterné, Martin l’observa. Depuis une semaine, chaque jour, Benedict était plus émacié, plus pâle. Chaque jour, il toussait plus, mangeait moins. D’un geste, il balayait les inquiétudes de Martin et des autres : « C’est un gros rhume, un peu grippal peut-être. Du paracétamol et ça va passer ! » Le tournage de la scène commença. Le regard de Benedict-Sherlock était plus fiévreux et intense que jamais, ses réparties cinglantes fusaient, l’acteur connaissait son texte à la perfection, sa toux avait cessé, ses joues blêmes rosissaient. La matinée se termina dans la bonne humeur générale et par une bonne nouvelle : l’après-midi, on tournait au chaud, dans un pub.
Le lendemain matin, à six heures moins dix, Benedict Cumberbatch s’assit péniblement dans son lit aux draps froissés et humides de transpiration, au terme d’une troisième nuit passée à suer, à chercher vainement le sommeil et à tenter d’ignorer la douleur fichée dans son dos à hauteur de l’omoplate gauche. Les visions de sa nuit hachée par la fièvre commencèrent à se dissiper, un épuisant carrousel d’images hallucinatoires mêlant créatures de cauchemar et personnes familières, ses parents, sa petite amie Olivia, et Martin. Il prit une douche presque froide, enfila un peignoir en grelottant, descendit à l’étage au-dessous en s’agrippant à la rampe et frappa chez Mark Gatiss : « Bon, je crois qu’il faudrait peut-être que je voie un médecin ». Mark leva les yeux au ciel : « Depuis trois jours qu’on te le dit, mon cher. Je l’appelle tout de suite. Va te recoucher. » Une heure plus tard, le médecin était venu, puis reparti.
Quelqu’un toqua à la porte de la chambre de Martin Freeman qui s’apprêtait à enfiler veste douillette et parka pour affronter une nouvelle journée de frimas. Cheveux en bataille, Una Stubbs lui annonça : « Le médecin est passé voir Benedict. Il a une pneumonie. » Martin ouvrit la bouche, resta muet. Il avait soudain très froid. Une pneumonie. On peut en mourir. On en meurt. Sherlock allait disparaître, Benedict allait mourir. C’était fini. Tout était fini. Una Stubbs observait Martin, son mutisme et son regard figé. Elle lui sourit : « Martin ! C’est sérieux, mais ça va aller ! Benedict va se coltiner une bonne dose d’antibiotiques, il va se reposer au chaud et se requinquer ! » Elle posa la main sur le bras de l’acteur : « Je file me préparer. On va réorganiser le travail pour le reste de la semaine. A tout de suite ! »
Ce jour-là et le suivant, Benedict resta dans sa chambre. Martin n’osait pas le déranger. A plusieurs reprises, Una Stubbs rendit visite au malade, qui se laissait materner. Depuis qu’il avait quatre ans, il connaissait l’actrice, amie de ses parents. Tout le monde sur le plateau s’attendait à voir Benedict rentrer chez lui jusqu’à la fin de la semaine, dans l’appartement londonien qu’il partageait avec Olivia Poulet.
Le vendredi matin, Mark Gatiss déboula sur le plateau de tournage, fulminant : « Quel andouille, quel crétin, quel abruti ! » Tout le monde se figea, chacun essayant de deviner l’identité du « crétin ». Mark fixa une caméra, puis le cameraman, puis Martin : « Le médecin lui avait pourtant bien dit qu’il devait rester tranquille jusqu’à lundi prochain. Tu parles, cause toujours ! » Une demi-heure plus tard, le coupable apparut, revêtu du long manteau et l’écharpe de Sherlock Holmes. Mark secoua la tête, partit téléphoner à Steven Moffat et se réconforter avec une tasse de thé. Aux autres de ramasser l’acteur à la petite cuillère et de ramener les morceaux à l’hôtel. Martin comprenait les inquiétudes de Mark. Depuis mardi, Benedict avait encore maigri, encore perdu des couleurs. Même pour le personnage de Sherlock, son visage était excessivement blafard, et donna du fil à retordre à Ruth et à ses pinceaux. Le regard de l’acteur était terne, ses paroles rares. Martin entendit quelqu’un murmurer : « Il va finir à l’hosto, ce con. » Il frémit. Clap. La scène à tourner commença. Instantanément, le moribond se redressa, planta son regard soudain flamboyant dans celui de Lestrade-Rupert Graves interloqué, débita à une allure folle les déductions du génial détective, cloua le bec à Donovan-Vinette Robinson. A l’heure du déjeuner, il avala une soupe et ses comprimés d’antibiotiques, avant de repartir sur le plateau s’en prendre vivement à John Watson qui n’avait encore rien compris à l’affaire en cours.
Depuis cinq bonnes minutes, Martin examinait son reflet dans le miroir qui surplombait le lavabo de la petite salle de bains attenante à sa chambre. Son double de verre ne daignait pas lui donner la moindre réponse. « Aller ou ne pas aller voir Benedict ce soir pour s’assurer que tout allait bien ? Dormait-il déjà ? Lui rendre visite dans sa chambre, c’était amical ? Ridicule ? Inconvenant ? Une politesse entre collègues ? » Martin inspira profondément, tourna le dos à son reflet inutile, sortit de la salle de bains, puis de la chambre.
Benedict avait terminé la journée dans un brouillard d’épuisement, mais il était heureux : il savait qu’il avait fait du bon travail. A leur retour à l’hôtel, Mark lui avait pincé la joue, avait souri : « Bon dieu, Benedict, tu es vraiment un drôle d’animal… » Il enfila un pantalon de pyjama, on toqua à la porte, il alla ouvrir. Martin. « Je te déranges ? Tu vas bien ? Tu allais te coucher ? Je m’en vais, j’était juste venu voir… » - Tu ne me déranges pas du tout. C’est adorable d’être venu. Entre, entre. Je vais me coucher, je n’ai pas encore sommeil, tu peux rester un peu. » Benedict s’assit au bord du lit. « Je crois que n’ai presque plus de température. Demain, je serai d’attaque pour la matinée, après, hop, retour à la maison, et lundi je péterai le feu, tu verras. » Benedict s’allongea, posa la tête sur l’oreiller sans quitter des yeux Martin qui tapota les couvertures, le borda avant de lui poser doucement la main sur le front. Benedict ferma les yeux. Il avait sûrement encore un peu de fièvre, de nouveau il transpirait. Quel régal cette main. Si douce. Si fraîche. Un délice. Martin caressa lentement le front puis la tempe de Benedict. De ses longs doigts fins, celui-ci pressa la main délicate du visiteur contre sa joue, puis l’amena contre ses lèvres entr’ouvertes. Benedict avait gardé les yeux clos. Quelques minutes encore, il tint la main de Martin contre son visage, sa bouche, puis la lâcha. Il dormait. Martin glissa doucement les doigts dans les boucles désordonnées des cheveux du convalescent, et se leva avec précaution. Ses jambes flageolaient. Des perles de sueur glissèrent le long de son dos, d’autres sur son front. Il fit un pas, trébucha. Il avait chaud, tellement chaud. Comme une bouffée de fièvre d’un seul coup. Il serait bien resté. Il fallait partir. Martin se dirigea vers la porte, ne l’ouvrit pas. Il se retourna, observa intensément le dormeur, soupira, essuya son front moite d’un geste brusque, s’éclipsa.
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