Suite et fin, il était temps!
Nous pénétrâmes dans la grande entrée plongée dans l’ombre. Après avoir refermé la lourde porte, j’allai directement chercher une chandelle et allumer un petit feu dans la cheminée de la salle à manger. Je retournai ensuite accrocher mon manteau à son support, à-côté de la cape de Peregrin qui se dirigeait déjà vers la cuisine.
- Crois-tu qu’il y aurait quelque chose à manger ?
- Ah ça, Pippin ! m’exclamai-je en le suivant. As-tu déjà connu Château-Brande sans nourriture ? Et qui plus est je peux te dire qu’aujourd’hui… nous avons particulièrement de quoi faire !
Là-dessus, j’ouvris la porte pour faire découvrir avec fierté à mon jeune cousin la grande table à rallonge couverte d’une kyrielle de mets plus ou moins exceptionnels, mais tous appétissants. Pippin ouvrit une grande bouche stupéfaite, puis émerveillée tandis que j’amenais le bougeoir au milieu des victuailles.
- Tout ça, c’est pour la deuxième partie de soirée. Papa viendra les chercher et les remmènera en-bas avec la charrette et les poneys, alors fais vite ton choix, maître Took, encore que nous ayons du temps devant nous pour bien choisir.
Pippin était si abasourdi qu’il n’osait franchir le seuil, comme s’il avait peur de violer un sanctuaire. Je dus l’entraîner à l’intérieur par la boucle de la fameuse chaînette qu’il avait raccroché à son cou.
- Alors, que prendrez-vous, messire ? Truite marinée ? Tronçons d’anguille fumée ? Jambon ? Terrine de poulet ? Pâté de foie ? Porc salé ?… hum, bien salé à ce que je constate… Poires au gingembre en bocaux ? Compote de mirabelles ? Fromage bien vieilli ? Chèvre ? Pain aux olives ? Petites saucisses ? Saucisson à l’ail ? Pudding ? Gâteau au fromage ? Céréales aux fruits secs? Marmelade de griottes ? … Fichaise, ça sent fort, cette chose !
Je voyais d’ici la tête de Pippin lui tourner. Il faut dire qu’avoir sous les yeux tant de bonnes choses à la fois faisait monter la salive à la bouche et le sang au visage. Les odeurs enivrantes, elles aussi, chargées de sel, de vinaigre ou de sucre liquoreux, faisaient tordre le ventre à elles toutes seules. Finalement, après avoir fait le tour de la table, Pippin avisa un plateau près du four et revint vers moi les yeux brillants, se léchant déjà les babines.
Quelques minutes plus tard, nous revenions à la salle à manger où le foyer avait eu le temps de diffuser une tiédeur plus accueillante. Le plancher craquait sous mes pas tandis que j’apportai un lourd, lourd plateau sur la table. Pippin apporta la bouteille de cidre, puis alla regarder au-dehors par la grande fenêtre ronde qui donnait sur le jardin de derrière.
- Oh, Merry ! Viens voir, c’est magnifique, ici !
Je m’approchai pour regarder à mon tour par le carreau un peu embué les arbres couverts de neige, l’herbe grisée par le givre, tout comme figé dans une immobilité endormie.
- Et si nous mangions ici, en écoutant les bruits de la nuit ? proposa Pippin, ravi de son idée.
- Ici ? m’étonnai-je. Pourquoi pas, après tout… Mais nous risquerions d’avoir un peu froid. Attends-moi, je vais aller chercher des couvertures.
Lorsque je revins chargé de trois oreillers et d’une telle pile d’étoffes de laine que je ne voyais qu’avec peine où j’allais, Pippin avait pensé à installer nos provisions sur l’une des chaises qu’il avait placée près du rebord de la fenêtre.
- Je vois que tu as tout prévu, Pip ! lançai-je avec un sourire.
- Je vois que toi aussi ! répliqua-t-il en commençant à me débarrasser des coussins pour les arranger sur le rebord courbe de la fenêtre qu’il ouvrit ensuite avec précautions.
Malgré l’air frais, la soirée était peu venteuse. Après avoir recouvert les oreillers d’une première couverture, je m’y installai confortablement, et me recouvrai d’une autre ; Peregrin grimpa alors à son tour et se glissa en-dessous, finissant par ressortir contre mon buste un sourire tendre et de vifs yeux vert sombre dans cette atmosphère éclairée de la simple cheminée. Je lui souris en retour et ramenai sur nous une deuxième couverture. Pippin se retourna dans un vaste gigotement et finit par se caler contre mon torse, l’étoffe sous le menton. Je lui fis passer un premier morceau de porc salé et me servis à mon tour.
Comme nous étions bien, ici. Au-dehors, la lune qui en était à son premier quartier brillait d’une lueur dorée au milieu de la nuit dense, piquée d’une kyrielle d’étoiles. Les pommiers aux étiques et tortus troncs noirs semblaient paralysés dans leurs formes crochues recouvertes d’une fine couche blanche. Par-delà la barrière de bois, nous pouvions apercevoir les lumières de la fête.
- Regarde, Pip. Là-bas, on voit les tentes éclairées, et aussi les invités danser ! Tu vois ?
- Je vois, répondit Pippin. Merry… Est-ce que tu n’aurais pas préféré rester danser avec eux, au lieu de devoir te retirer ici avec moi pour seule compagnie ?
Etonné de cette question bien mature pour Peregrin, je lui passai un tronçon d’anguille et me léchai les doigts avant de répondre :
- Aucunement ! Si cela m’avait vraiment ennuyé, tu sais, j’aurais tout simplement refusé !
Un timide murmure me répondit :
- Mais peut-être finiras-tu par en avoir assez de moi, un jour…
- Pippin… D’où te viennent soudain ces idées saugrenues ? Crois-tu que je me plaise plus au milieu de tous ces adultes ronchons et terre-à-terre intéressés seulement à courtiser ces dames ou à comparer leurs récoltes de la fin du dernier été, qu’avec toi avec qui je peux me donner les pires frissons dans des aventures audacieuses, ou tout simplement me reposer tranquillement sans me sentir obligé de faire attention à chacun de mes dires ?
Je devinai le sourire de Pippin sans le voir, car sa joue gauche se gonfla légèrement.
- Bien. Je suis content, alors.
Un silence tranquille subsista un moment. Ayant débouclé ma ceinture en prévision, je dégustai une longue tartine de fromage de chèvre sur une tranche de pain aux olives, et je me laissai aller à ne penser à rien, la tête renversée contre le plus haut oreiller, les constellations dont je ne connaissais pas encore le nom directement servies à mes yeux, mon cher cousin, « ma petite ombre » comme ils l’appelaient, confortablement agencé devant moi, me faisant une petite bouillotte vivante. C’était là une bien belle façon de terminer une année.
- Je peux ravoir quelque chose, Merry ? demanda soudain Pippin.
- Certes. De quoi as-tu envie ?
- Une petite saucisse ! s’exclama-t-il avec conviction.
Je ris de sa détermination enthousiaste avant de lui présenter une petite charcuterie cylindrique. Peregrin mordit dedans avec entrain, la peau pétant légèrement sous sa dent, et la dévora avec avidité. Ma mère était réputée pour confectionner des saucisses particulièrement bonnes avec les cochons que Grop Bonenfant élevait sur l’une de nos propriétés.
- Hey, laisse-moi mes doigts, tout de même ! le taquinai-je en lâchant le morceau avant qu’il oubliât de s’arrêter à son extrémité.
Pippin eut un petit rire, la bouche pleine. Je débouchai la bouteille de cidre et but directement au goulot, savourant le plaisir de ne pas avoir à m’embarrasser d’un gobelet. Je la donnai ensuite à mon compagnon, retournant à ma tartine.
- Me chanterais-tu une autre chanson, si tu avais le courage de jeûner pendant une minute ?
- Tu m’en demandes beaucoup ! Mais je suppose que peux me faire violence, comme le dit papa. Qu’est-ce que tu veux, comme chanson ?
- Je ne sais pas, ce qui te passe par la tête…
Pippin sembla réfléchir quelques secondes, silencieux, puis entonna de sa voix douce naturelle :
A tout ce que j’ai vu,
Aux insectes et aux fleurs des prés
Je pense, assis près du feu qui brûle
Des étés passés ;
Aux feuilles jaunes et aux filandres
Des automnes qui furent
Au cours du long mois de novembre
Chanterelles et rousses ramures.
Aucun hiver n’est morne
Malgré ses blanches natures mortes,
Et son givre et ses flocons qui ornent
Le linteau à ma porte.
Car il y a tant de choses encore
Que je n’ai jamais vues ;
Dans chaque bois à chaque printemps
Il y a un vert différent
Mais tout le temps que je suis à penser
Je guette les pas qui les emportent
Ces saisons nouvelles chaque année
Et les voix à ma porte.
Je me laissai bercer encore quelques instants par les vers à peine chantés, mais plutôt récités avec une sorte de mélodie naturelle que seuls les meilleurs conteurs comme Bilbon savaient saisir et qui n’avait déjà pas manqué d’étonner chez Pippin, encore qu’il ne fasse montre d’une telle liberté de narration qu’assez rarement en public.
- C’est très joli, déclarai-je enfin en caressant rêveusement la pommette ronde de Pippin de deux doigts.
- Merci, répondit-il en accompagnant vaguement le dos de mes phalanges.
Un moment passa ainsi, Pippin quêtant avec douceur mes petites tendresses sur son visage, dans sa tignasse toute fraîche lavée qui bouclait ferme au bout de ses mèches brunes.
- Je peux avoir des céréales, maintenant ?
Mettant le saladier sur ses genoux, par-dessus la couverture, je m’emparai pour ma part d’un morceau de ce fromage à pâte cuite sorti de l’ombre du cellier après une longue pénitence. Sa croûte s’effritait un peu par endroits et lorsque je humai l’odeur qui me plaisait tant, j’y découvris une délectable fragrance de sel, de fraîcheur et de vieux. Parfait. Y plongeant mes incisives avec délices, j’entendis mon cousin entamer ses céréales dans un petit craquement continu.
Soudain, nos oreilles aiguisée perçurent un bruit nouveau. J’arrêtai un instant Peregrin pour éclaircir l’écoute. Plusieurs secondes passèrent. Puis le cri s’éleva à nouveau, doux et profond. Pippin se tourna légèrement vers moi pour refléter mon sourire.
- Ca, c’est une chouette, affirmai-je à mi-voix. Elle doit chasser dans le coin.
Mon cadet croqua précautionneusement ses dernières céréales dans un bruit étouffé. Quelques instants se passèrent encore sans que nous n’entendions autre chose que les crépitement des bûches dans l’âtre. Et puis le hululement revint, plus fort. Soudain, je tendis le doigts vers l’un des pommiers squelettiques, murmurant avec fébrilité à mon cousin :
- Regarde !
Un bel oiseau clair venait de se poser, nous dévoilant un instant l’intérieur presque lumineux de ses ailes malgré l’obscurité environnante. Pippin retenait son souffle.
- Ne bouge pas, lui glissai-je très doucement à l’oreille.
Figés sous nos couvertures, nous observâmes la chouette rester elle aussi immobile, tournant seulement de temps à autres ses deux grands disques faciaux blancs, comme une pleine lune, fouillant manifestement les taches d’herbes à jour pour y repérer une proie.
Pip pris doucement ma main droite sous les deux étoffes de laines qui nous protégeaient. Et puis, enfin, nous vîmes le rapace prendre son envol, exécuter une courbe à la fois élégante et tranchée dans les airs, devant nos yeux impressionnés, et fondre enfin sans réplique sur quelque rongeur qu’elle prit soin de maintenir piégé au sol suffisamment longtemps. Et puis, la chouette au visage si gracieux s’empara de sa proie pour la soulever et l’avaler toute ronde dans son petit bec, avant de repartir, probablement satisfaite.
- Eh bien, je ne m’étonne plus que les habitants de Château-Brande n’aient jamais à déplorer les dégâts des souris dans leurs gardes-manger ! commenta finalement Pippin.
Je ris avec bonne humeur et conclus en élevant la bouteille de cidre :
- C’est vrai. Bénis soient les chouettes et les hiboux !
Je baillai.
- Il est peut-être temps de songer à dormir…
- Déjà ? me taquina mon cadet.
- Eh oui ! Il me faut me remettre de mes émotions… et de toute cette ripaille !
- Oui… Tu as raison… approuva Pippin d’une voix un peu pâteuse avant de me redonner le saladier de céréales et de fruits secs pour se retourner sur le côté et se blottir douillettement contre ma veste en fermant ses paupières.
Je reposai précautionneusement le bol à sa place, refermai doucement la fenêtre, et me tassai un peu plus dans mes oreillers mes couvertures, les ramenant bien proprement sur la nuque de Pip que je caressai quelques instants. Lorsque je voulus le laisser au calme, son petit corps déjà à moitié somnolant ronchonna, et je revins le cajoler prudemment avec un sourire ensommeillé, avant de laisser tomber ma tête contre un coussin.
- Joyeuse nouvelle année, Merry, souffla Pippin que nous nous endormions tous deux.
Ca vous plait? ^^ Bon, je sais, c'est tout moi ce tableau mais qu'est-ce que vous voulez... il me fallait bien ça pour me réconforter de ce que cette méssante Scilia m'a fait écrire!
Je plaisante, je t'adore, ma grande!
Half *J'ai fini ma fic de nouvel an, go meeee!!!*